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Édition du mercredi 8 mai 2024
Parents, enfants, liens familiaux, questions et solutions : chaque mercredi, retrouvez nos articles et conseils autour de la parentalité.

ChatGPT est-il un meilleur parent que nous ?

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Au lieu de travailler, l’autre jour, mes voisins de bureau et moi avons pollué notre open space en mangeant des chocolats qui pétillent (merci Aurélien) et en discutant beaucoup trop fort. Mon collègue d’en face, Nicolas, nous a raconté une anecdote. Sa fille, âgée de 6 ans, interrogeait de temps en temps une enceinte connectée à la maison. Mais celle-ci ne savait ni faire des blagues ni chanter des chansons : autant dire qu’elle ne servait à rien et que la fillette la trouvait « bête ».

Un jour, par l’entremise de son père, la petite fille a entamé une conversation avec ChatGPT, l’intelligence artificielle (IA) générative d’OpenAI, qui est désormais dotée d’une fonction « voix » accessible à tous. Là, c’était tout autre chose. « Cela a duré dix ou quinze minutes, raconte Nicolas. Je n’ai pas eu besoin d’intervenir : l’échange rebondissait en permanence. Un échange de petite fille qui saute un peu du coq à l’âne. Elle lui parlait de sa soirée pyjama chez une copine. ChatGPT comprenait tout ce qu’elle disait, démarrait ses réponses avec un petit mot valorisant, et la relançait avec une question. » Nicolas est plutôt technophile – c’est même dans ses attributions de poste. Mais il a mis fin à ce coup de cœur fillette-machine : « Il a fallu que je l’arrête, et que je lui explique que c’était dangereux, parce que ChatGPT était trop gentil avec elle. Il était extrêmement poli, d’humeur égale, bienveillant. Même ton meilleur ami, il ne pourrait pas te parler comme ça pendant plus de cinq minutes. »

D’abord, en entendant cela, mon instinct de boomeuse technophobe biberonnée à Frankenstein et Matrix a pris le dessus. Les machines sont en train de gagner, me suis-je dit, et nos enfants sont leurs proies. Puis, je me suis calmée. Et une inquiétude à peine moins irrationnelle a pris le relais. Et si ChatGPT était un meilleur parent que nous ? Après tout, que disent les bases de l’éducation bienveillante, cette théorie autour de laquelle tout le monde s’écharpe depuis quelques années, principalement portée en France par Isabelle Filliozat ? Qu’il faut être à l’écoute de son enfant ; montrer de l’empathie à son égard ; lui formuler des demandes de façon positive ; ne pas crier, élever la voix, ou le punir ; être patient et disponible.

En ce qui me concerne, je ne mets pas longtemps à faire les comptes. Robot : 1. Clara : 0. Je hurle quand ils se chamaillent, je formule environ 850 ordres et négations par jour, je les presse chaque matin comme s’il fallait éviter une attaque nucléaire, et je pratique le chantage à toutes les sauces (« Tu la veux, ta tirelire Dark Vador ? »).

Quid de l’empathie ? Evidemment, je suis empathique à l’égard de mes enfants. Je souffre quand mon aînée a des embrouilles à l’école ; je fonds quand ma cadette crie son bonheur ; je frissonne quand mon benjamin a peur devant un film.

Mais être empathique, c’est tout autre chose que de montrer de l’empathie, comme le suggèrent Filliozat et consorts. L’éducation positive repose pour une bonne part sur les aspects démonstratifs de la relation. Il faut dire : « Je comprends ta colère », « J’entends ton impatience ». Que l’on ait envie d’étriper son morbac n’a pas d’importance, du moment que cela ne se voit pas. (Aparté : évidemment, ça se voit, même et surtout dans les sourires les plus mielleux.)

C’est là que ChatGPT est imbattable. Sa patience est infinie. Il peut ensevelir n’importe qui sous sa bienveillance non feinte. Ou plutôt, à la fois non feinte et non existante. Car ChatGPT, lui, ne ressent rien. Nada. Ni empathie, ni colère, ni amour, ni joie. Il formule des codes. C’est ce qu’explique le physicien et philosophe Alexei Grinbaum dans son ouvrage Parole de machines (HumenSciences, 2023) : « Le texte généré par la machine est asémantique. Les significations qu’on lui attribue ne sont que des projections. Sur le plan ontologique, les émotions exprimées par la machine sont aussi des leurres. Les allusions présentes dans le calcul ne sont pas des raisonnements logiques ou conceptuels, mais des corrélations numériques. »

Cependant, comme l’explique Alexei Grinbaum, même si, intellectuellement, nous comprenons que nous sommes face à une machine, nous ne pouvons pas nous empêcher de constituer cette machine en individu : « Tout ce caractère illusoire de l’informatique affective n’enlève rien à l’efficacité des projections. Peu importe qu’elles soient si peu ancrées dans la nature : si leur effet sur l’utilisateur est réel, alors elles sont tout aussi réelles pour l’utilisateur, sur le mode du “comme si”. »

Ainsi ChatGPT est un partenaire de jeu troublant. Quand il dialogue avec la fille de mon collègue, qu’elle se confie à lui, que se passe-t-il dans la tête de la fillette ? Son père a refusé de lui redonner accès à l’IA, malgré ses demandes répétées les jours suivants. « A 6 ans, elle n’a pas la maturité pour comprendre en quoi un GPT te répondant systématiquement avec bienveillance et te relançant adroitement n’est pas un mode d’échange sain », dit-il. Père : 1. Robot : 0.

C’est alors qu’un autre de mes collègues, Nabil, nous a raconté avoir lu dans le magazine pour tout-petits Picoti que les livres jeunesse rédigés par une intelligence artificielle se multipliaient. Ils sont en vente à bas prix sur les plates-formes d’achat, truffés d’« aberrations graphiques » et de « mauvais textes », selon le magazine. Peut-on confier l’imaginaire de nos enfants à une machine ? Lui déléguer nos conversations ? « C’est tentant, plaisante ma collègue Cécile. Ma fille parle tellement que je l’enverrais bien discuter avec ChatGPT de temps à autre ! »

Je comprends la tentation de la facilité. J’ai toujours été nulle, par exemple, pour inventer des histoires. Alors, que se passe-t-il si je confie cette mission à ChatGPT ? Y arrive-t-il mieux que moi ? Nabil ordonne à l’IA de nous raconter une histoire d’amitié avec un hérisson et un dinosaure. Pour ceux d’entre vous qui ne connaissent pas, il faut dire quand même que c’est assez vertigineux : ChatGPT déroule sous nos yeux, plus vite qu’on ne peut le lire, un conte relativement bien ficelé. Extrait : « Il était une fois, dans une vallée verdoyante où les arbres dansaient au gré du vent, vivait un petit hérisson du nom d’Hugolin. (…) Un jour, alors qu’il explorait la forêt, il entendit un bruit étrange. Intrigué, il se dirigea vers le son et découvrit un œuf énorme, plus gros que lui. » Pas de la grande littérature, mais clairement mieux que mes bafouillements ineptes quand je dois improviser. Robot : 1. Clara : 0.

Une fois rentrée à la maison, je tends l’oreille. Mes enfants sont des machines à questions. « Qu’est-ce qui est le plus fort, une brique ou un crocodile ? » « Est-ce que tu crois en Dieu ? » « Pourquoi les yeux des chats ressemblent à des billes ? » Si ça se trouve, ChatGPT ferait mieux le job que nous, qui avons régulièrement recours à un moteur de recherche pour répondre. J’en prends une au hasard : « Qui est le plus fort, ma tête ou le sabre laser de Dark Vador ? » (Mon fils traverse une période singulière.) Réponse : « Sans aucun doute, le sabre laser de Dark Vador serait plus fort que ta tête. Le sabre laser est une arme extrêmement puissante et mortelle dans l’univers de Star Wars, capable de couper à travers presque n’importe quoi grâce à son faisceau d’énergie concentrée. En revanche, une tête humaine est une partie du corps fragile et vulnérable. Donc, dans un affrontement entre ta tête et le sabre laser de Dark Vador, le sabre laser l’emporterait sans conteste. Cependant, il est important de rappeler qu’il est préférable d’éviter les confrontations et de privilégier la résolution pacifique des conflits. »

Alors là, ça m’a pleinement rassurée. Quelle niaiserie, cette conclusion ! Qui supporterait d’être élevé par un parent qui ponctuerait toutes ses assertions par un propos pontifiant sur le bien dans le monde ? Comme le dit la chercheuse en robotique sociale et affective Laurence Devillers dans cet article du Monde.fr, « on se désintéressera rapidement de l’amitié fadasse d’une machine qui répond toujours poliment ». Tant que ChatGPT obéira à des règles de contrôle de la parole aussi strictes, nous, les parents, serons tranquilles : même si nos blagues sont nulles, et nos provocs à deux balles, au moins, sommes-nous dotés du second degré. Parents : 1. Robot : 0.

Pour l’instant. Car ChatGPT est un bébé. Il est né le 30 novembre 2022. Il a un an et demi. Je suis née le même jour, une quarantaine d’années plus tôt. Il m’a fallu tout ce temps-là pour devenir un parent acceptable. Quelque chose me dit que le robot apprendra plus vite que moi. Le 30 novembre 2032, à la maison, de qui soufflera-t-on les bougies ?

Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine !



BLOC-NOTES


Trois phrases à ajouter dans notre compil de citations de nos enfants :

(si vous aussi, vous faites ça, écrivez-moi votre best of !)

1. L’aînée, 9 ans.

« Pourquoi ils manifestent, les gens ?

– Pour défendre les droits des travailleurs.

– Mais ils ont déjà beaucoup de droits les travailleurs ! »

2. La cadette, 6 ans.

« Mamie, tu crois en Dieu ?

– Oui.
– Ben alors pourquoi tu fêtes Noël ? Les gens qui croient en Dieu ils font le ramadan, pas Noël ! »

3. Le benjamin, 4 ans.

« Mbappé il va quitter le PSG pour aller à Châteauroux ! C’est un copain qui me l’a dit ! »



ET CHEZ VOUS ?

« L’enfant n’est pas le bienvenu dans l’espace public en France »

Florelle Guillaume, Paris, deux filles de 3 et 6 ans : « Nous souhaitons prendre six mois de congé sabbatique dans quelques années pour pouvoir voyager très loin, en prenant tout le temps nécessaire, avec le moins d’avions possible. Une manière d’offrir non seulement à nos enfants des vacances de rêve, d’aventures et de découvertes mais aussi un quotidien affranchi des horaires d’école, des plannings surchargés. En quelque sorte, on économise notre bilan carbone pour un voyage qu’on aura longtemps préparé, rêvé, désiré.

En attendant, nous prenons le train. Souvent. Et bien que ce soit le mode de transport qu’on nous encourage à préférer, il n’est pas adapté aux familles ! Certains n’ont même pas un micro-onde pour réchauffer un petit pot… Mais, surtout, on demande à des tout-petits de rester sagement assis pendant plusieurs heures dans un wagon où règne le silence ! Comment peut-on imaginer qu’un petit de 3 ans puisse passer trois heures sans pleurer, sauter sur son siège ou faire claquer sa tablette ? Je me souviens de mon compagnon obligé de tenter d’exfiltrer notre fille de 4 ans hurlant “Peppa Piiiiiiiig !” après qu’on avait dû arrêter la tablette au terme du dix-huitième épisode. Personne n’est heureux ou détendu de voyager en train avec des jeunes enfants… Sauf en Suisse ou en Finlande.

Grâce à la magie des algorithmes d’Instagram, j’ai découvert l’existence de voitures-salles de jeu, avec toboggans, livres et mobilier adapté. Et ça m’est apparu si simple, si évident… Et cela traduit un problème qui me semble très français : l’enfant n’est ici pas le bienvenu dans l’espace public.

On nous incite aujourd’hui à prendre le train, à faire des enfants pour “réarmer démographiquement” le pays… Mais rien n’est fait pour les accueillir dans de bonnes conditions, ni dans l’espace, ni dans la société. »

Ecrivez-nous : parents@lemonde.fr




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