Vous pouvez vous inscrire gratuitement à cette newsletter en suivant ce lien. Après une petite semaine de pluie glaciale, de grêle et de toux familiale sur les paysages vallonnés de la Haute-Saône pendant ces vacances, je me suis prise à rêver de voyage lointain. J’adore l’Est de la France, un lieu qui m’est familier depuis ma naissance. Mais j’adore aussi l’odeur du dépaysement, celle qui vous saisit à la gorge lorsque vous mettez les pieds sur le tarmac d’un pays inconnu. Ou faudrait-il écrire plutôt « j’adorais » ? Il est indéniable qu’avec trois enfants en bas âge, nous avons entrepris moins d’excursions mondiales que nous ne le faisions avant leur naissance : trop cher, trop fatigant. Indéniable aussi qu’avec la montée de l’anxiété climatique, nous y réfléchirions à deux fois avant d’émettre 15 tonnes équivalent CO2 pour un aller-retour à Bangkok par exemple… Trois tonnes chacun, c’est davantage que ce qu’un humain sera censé émettre en une année entière, en 2050, pour que la planète ne se réchauffe pas au-dessus de 2 °C. Dans sa chronique « Chaud Devant », ma collègue Cécile Cazenave faisait récemment parler des parents baroudeurs de leurs solutions pour faire découvrir le monde à leurs enfants sans (trop) le cramer. Bilan : des odyssées ferroviaires en wagon-lit et une exploration du continent européen. Pour San Francisco, on repassera, comme le dit une mère résignée. Le simple fait de se poser cette question en ces termes est socialement très marqué : en France, chaque année, seuls 55 % à 70 % des Français partent en vacances, et parmi eux, environ 20 % vont à l’étranger. Nous parlons donc d’une minorité privilégiée, à laquelle j’appartiens. J’ai eu le privilège inouï de voyager jeune – ça, je le mesurais déjà à l’époque – et sans mauvaise conscience écologique – ça, je ne pouvais pas prévoir que ce serait bientôt un temps révolu. Nos enfants sont-ils condamnés à vivre chaque voyage comme une transgression et une faute ? A ceux de ma génération, l’on a fourré dans les poches un Guide du routard, un billet low cost, et une consigne : partez loin ! Et voici que ces portes se referment déjà, et qu’un autre discours émerge pour les suivants : restez chez vous ! Honnêtement, je ne sais pas quoi en penser. Une partie de moi trouve très triste l’idée que nos enfants renoncent à l’ailleurs, au très différent, à l’inconfortable. Mais une autre partie de moi se demande ce qu’ils y trouveraient vraiment, dans cet ailleurs. J’ai lu le nouveau livre de Julien Blanc-Gras cette semaine, Bungalow (Stock, 200 pages, 19 euros, parution le 2 mai). Le reporter-écrivain-voyageur a publié plusieurs ouvrages sur le tourisme et sur sa paternité (Comme à la guerre, Stock, 2019). Cette fois, il raconte son séjour familial en Asie du Sud-Est, pendant quatre mois, avec sa femme et leur fils de 9 ans. Quatre mois d’échappée, au sens propre, pour éviter le mur vers lequel sa femme se dirigeait à pleine vitesse dans son boulot. Comme dans tous ses livres, Julien Blanc-Gras déploie une sorte de tendresse sarcastique, un flegme humaniste, un peu comme si l’on avait trempé un Houellebecq dans un bain moussant à la fraise. J’ai trouvé ce livre incroyablement touchant. Parce qu’à la mélancolie réflexive des écrivains-voyageurs sur le sens du voyage, il ajoute une autre dimension : celle de l’enfance. En Thaïlande, la famille trouve un bungalow isolé sur l’île de Ko Chang : « Le fantasme d’une cabane plantée devant la mer, loin de la foule, sans confort superflu. » Sauf qu’il suffit de quelques minutes de scooter pour se rappeler que l’île de 9 000 habitants voit défiler un million de visiteurs par an. Massages, tatouages, magasins de maillots de bain, tour-opérateurs… On a beau regarder droit devant soi, vers l’horizon azur du golfe de Thaïlande, difficile d’ignorer la masse écœurante à laquelle on appartient, et ses effets. Quand notre fille aînée avait 2 ans (enfin, plus précisément une semaine avant, pour qu’on n’ait pas à payer son billet d’avion), nous sommes allés en Thaïlande, sur l’île de Koh Yao Noï. En lisant Bungalow, j’ai eu l’impression étrange de lire mon propre récit de voyage. Même bungalow, isolé et rustique juste ce qu’il faut pour avoir l’impression de vivre dans un lieu « authentique » ; même trimballage inconscient d’enfant endormi sur scooter, parce qu’ici, ça se fait ; même désarroi devant les panneaux Ikea et les touristes chinois. Tout cela, Julien Blanc-Gras connaît par cœur, évidemment. Quand on a traversé des dizaines de pays, comment ne pas devenir cynique et blasé ? Comment ne pas vomir le surtourisme et les files d’attente Instagram devant une statue ? Comment supporter notre propre bêtise de voyageurs « éclairés », qui nous repaissons de notre supériorité face à des hordes grégaires alors que nous appartenons exactement au même mouvement et que seuls nos goûts diffèrent ? Pourtant, et c’est ce que j’ai trouvé de si inattendu et plaisant dans ce livre, il parvient à poser sur les lieux un autre regard : celui que lui offre son enfant. Ce garçon qui fait des batailles d’eau sur la plage avec les gamins du coin, non pas pour vivre une « expérience avec des locaux », juste parce que cela se présente. Ce garçon qui, un soir, en sortant d’un restaurant dans l’archipel laotien de Si Phan Don, « affirme sous le clair de lune : “J’adore vivre.” ». N’est-ce pas là l’unique phrase pour laquelle nos vieux cœurs de parents battent ? « Les effets de notre virée n’ont pas fini de s’insinuer et de croître en lui », conclut Julien Blanc-Gras. Si un jour, à l’aube de la quarantaine, son fils se souvient du bonheur aigu de vivre que procurent les voyages lointains, si l’odeur de l’encens dans les temples khmers et le vertige des escaliers d’Angkor restent ancrés en lui comme ils le sont en moi, vingt-cinq ans après mon séjour au Cambodge, alors son voyage n’aura pas été vain. Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |