Vous pouvez vous inscrire gratuitement à cette newsletter en suivant ce lien. La semaine dernière, une lectrice m’a écrit un courrier qui m’a happée par sa force. Je vous en retranscris une grande partie ici. Camille : « J’ai 46 ans et je vis seule avec mon fils de 10 ans. Son père s’en occupe un week-end sur deux et en moyenne un quart des vacances scolaires. Il y a deux ans, il a pris la tangente sans prévoir de garde alternée. Aujourd’hui, je gère ; en courant et en cramant mes années de vie plus vite que la moyenne, mais je gère. J’ai même démarré un nouveau job cette année, qui me demande de l’investissement, un challenge immense dans ma modeste carrière. C’est dur, mais j’en avais besoin : trop riche pour la CAF [Caisse d’allocations familiales], mais pas assez pour partir en vacances, je voudrais voyager avec mon fils, lui faire voir des choses avant de ne plus être là. Au bureau, je m’abstiens proprement de signaler ma situation personnelle, et pour l’emploi du temps je fais appel à qui sera dispo pour m’aider. J’ai la chance d’avoir une famille présente et aidante pour les sorties d’école et activités. Car la mère seule avec un fils n’a pas bonne presse dans l’entreprise, si moderne et ouverte soit-elle dans ses process de management. On ne va pas non plus arrêter de mettre des réunions le mercredi après-midi et partir du bureau à 17 h 30, et puis quoi ! Dans ce nouveau job, beaucoup de trentenaires, assez peu de parents, ou depuis peu. Mais voilà que l’autre jour j’entends parler de X, le manageur que tout le monde adule. Je sens qu’il est spécial pour l’équipe, un discret mouvement de tête penchée quand on l’évoque. Après trois phrases d’introduction roulées dans la dragée, on me regarde pour m’annoncer sur le ton de la connivence le secret de cet homme incroyable : “C’est un papa tout seul.” Le ton mielleux de la phrase me fait instantanément grimper au plafond. Pas le temps de m’en remettre qu’on a déplié le tapis pour X qui, malgré ses quatorze minutes de retard, ne souffrira d’aucune remontrance puisqu’il ouvre la réunion d’un impérieux : “I had to take care of my daughter” [“je devais m’occuper de ma fille”]. Wait, what ? Un “papa tout seul” qui a une fille ! On ne peut pas lutter. Je vois l’assemblée se recouvrir d’empathie pour X, l’œil mouillé, on échange des sourires entendus sur l’héroïsme moderne de cet homme courageux et intègre. Car, oui, il s’occupe de sa fille “tout seul” ! Quelle générosité, quel altruisme ! Le sous-texte est tellement puissant que je l’entends presque sortir du cerveau de mes collègues : ça doit être dur pour lui quand même. Le choix des mots a ici son importance : un “papa”, terme affectueux qui place l’amour et la bienveillance au premier plan (“mon papa que j’aime”), mais le génie du truc c’est quand même “tout seul”. Pas “seul” hein, “TOUT seul” . Comme un enfant perdu, abandonné, sans recours. Il est tout seul, en miroir à son enfant qui est, pour le coup, amputé d’un parent. On imagine tout de suite le papa un peu gauche mais chaleureux, qui reste à la maison le samedi soir et s’endort devant Peppa Pig à côté de sa fille, après lui avoir brossé les cheveux maladroitement. “Papa” + “tout seul”, le bingo de la comédie des sexes. Je n’imagine personne un seul instant – et je sais que ça n’a jamais été le cas – parler de moi en ces termes : “C’est une maman toute seule.” Elle est bien bonne ! C’est d’ailleurs beaucoup trop banal pour que quiconque ne s’en émeuve : 82 % des deux millions de familles monoparentales en France sont des femmes “toutes seules” avec leurs enfants. Pas de quoi sortir son mouchoir. J’aimerais savoir ce qui arriverait si je me pointais avec quatorze minutes de retard aux réunions… Je ne le sais que trop bien pour ne pas tenter le coup. » Après avoir lu ce texte, j’en ai parlé à mon voisin de bureau, Nabil Wakim (tiens, vous savez que son podcast « Chaleur humaine » reprend cette semaine ?). Il m’a alors évoqué plusieurs collègues dont j’ignorais qu’elles étaient mères célibataires. Je ne les connais pas bien, mais ce que je constate, c’est qu’au bureau elles n’en font pas étalage. Elles bossent, écrivent leurs papiers, se rendent disponibles. Bref, elles rendent invisible la logistique folle de leur vie. Le 8 mars, une centaine de mères monoparentales ont été conviées à l’Assemblée nationale pour évoquer leur situation. Un groupe d’une quarantaine de députés leur a présenté une proposition de loi transpartisane pour créer un « statut du parent isolé » qu’ils comptent déposer au printemps. Par ailleurs, le premier ministre, Gabriel Attal, a indiqué avoir confié une mission sur les familles monoparentales aux élus Renaissance Xavier Iacovelli (sénateur des Hauts-de-Seine) et Fanta Berete (députée de Paris), pour réfléchir notamment aux « bonnes pratiques des employeurs pour s’adapter aux contraintes spécifiques » de ces familles. Enfin, La Tribune Dimanche du 17 mars a révélé que, lors du prochain séminaire gouvernemental consacré au travail, le 27 mars, Gabriel Attal devrait demander à ses ministres d’expérimenter, dans leurs administrations, des semaines différenciées pour les parents divorcés : quatre jours lorsqu’ils ont la charge des enfants, cinq jours sinon. Dans son livre Maman solo. Les oubliées de la République (Pygmalion, 2020), la journaliste Nathalie Bourrus, ancienne reporter de guerre, écrit sa rage face à cette invisibilité au travail en racontant une conversation avec une amie et collègue, elle aussi mère solo. « Nie ton enfant », lui conseille cette amie. « Tu deviens folle ?? — Non, réaliste. J’en ai pris plein la gueule, j’ai fini par cacher la réalité de ma vie de mère solo. Quand l’un de mes fils est malade, je dis que c’est moi, mais que ça va aller, je serai sur pied demain matin. — Hein ? Pourquoi ? — Mais Nathalie, parce que, sinon, ils se disent que tu ne peux pas assurer les deux fonctions, mère et cheffe d’un service. » J’ai voulu rappeler Camille, la lectrice citée plus haut, pour savoir pourquoi elle avait décidé de taire sa situation à son nouveau travail. « On a très peur que ça nous desserve », m’a-t-elle répondu. Lorsqu’elle a décidé de chercher un nouvel emploi, c’était pour mieux vivre. Habitant à Paris, et ne touchant que 100 euros par mois d’aide de son ex-conjoint, elle avait du mal à joindre les deux bouts. Elle a postulé pour des emplois de cadre dans son secteur, une situation rare – seules 10 % des mères célibataires qui travaillent font partie de cette catégorie, contre 16 % des mères en famille « traditionnelle », selon l’Institut national de la statistique et des études économiques. Elle s’est d’abord assurée que les entreprises qu’elle contactait autorisaient un maximum de jours de télétravail. Celle qui l’a embauchée en propose trois par semaine. Au quatrième entretien, elle a osé demander s’il était possible de faire du 9 heures-18 heures en présentiel. Une fois assurée de ces garanties, elle n’a plus évoqué sa situation. Ses trois jours à distance lui permettent d’éviter de prendre un baby-sitter, et sa famille, qui habite à proximité, va chercher son fils à l’école les deux autres jours. Pour le reste, elle ne dit rien. « C’est une boîte jeune, presque personne n’est dans ma situation. Même s’ils prennent des mesures pour les parents, il n’est jamais question de monoparentalité. » Ce qui énerve Camille, ce n’est bien sûr pas qu’un père parle de sa situation, qui doit peu ou prou ressembler à la sienne. C’est que l’on considère encore aujourd’hui exceptionnel qu’un père assume la charge de son enfant, comme si sa valeur augmentait : il est à la fois un collègue ET un père célibataire. Et qu’à l’inverse il flotte toujours un léger parfum de soupçon autour d’une mère solo, comme si sa valeur à elle diminuait : elle est une collègue MAIS une mère seule. Je tâcherai d’y penser la prochaine fois que je serai en réunion avec une « maman toute seule ». Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |