Vous pouvez vous inscrire gratuitement à cette newsletter en suivant ce lien. Il y a peu, mon compagnon et moi sommes allés dîner dans un restaurant chic pour son anniversaire. Quand nous sommes arrivés dans la petite salle aux tons beiges, où les voix étaient feutrées et où régnait une atmosphère molletonnée, nous avons découvert qu’une famille était installée non loin de nous : le père, la mère, et un garçon d’environ 4 ans. Il était 20 h 15, ils en étaient visiblement au début de leur repas – en cinq ou sept services. Cela m’a semblé complètement incongru. D’abord pour l’enfant : passer deux heures à table, à voir défiler de l’oursin au naturel (certes délicieux) et des ris de veau (même exquis), n’est-ce pas le summum de l’ennui à 4 ans ? D’ailleurs, très vite, les parents ont dégainé l’arme fatale sous la forme d’une tablette, qui a déversé en continu jusqu’au dessert des épisodes de l’âne Trotro. Ensuite, pour les parents : on se paie un étoilé, ça nous coûte un bras et demi, a-t-on vraiment envie de partager ce moment avec un petit morveux ? D’ajouter une ligne à l’addition pour un convive dont les seuls commentaires seront invariablement « c’est quand le dessert ? » et « beurk » ? Arrive-t-on à savourer la mousse au chocolat si l’on ne peut pas s’extraire du qui-vive qu’engendre la présence d’un petit à table ? Cette anecdote m’a aussi amenée à réfléchir. Ma réaction est-elle réac ? Peut-être que j’appartiens, malgré mes trois enfants, à la catégorie des gens qui trouvent que les marmots polluent l’espace public, et qui réclament des zones « no kids » pour avoir la paix, comme l’a raconté récemment mon collègue Jean-Michel Normand. Pour éviter les nuisances, l’industrie du loisir propose en effet de plus en plus d’activités réservées aux adultes, du séjour à Disneyland (!) au voyage en train. Cette mouvance « no kids » serait le fruit d’une vision archaïque et très française de l’enfance comme étant une sorte d’état larvaire, indigne d’intérêt et source de bruit parasite, selon ses détracteurs. Si l’on veut caricaturer à gros traits, on aurait d’un côté mes grands-parents (que j’adorais), qui m’ont appris qu’« on ne met pas les coudes sur la table » et qu’« on ne prend pas la parole sans y être invité par un adulte » ; et de l’autre, les néoparents biberonnés à l’éducation positive, qui prônent une écoute horizontale et l’inclusion des enfants dans tous les domaines essentiels de la vie, de l’enjeu climatique au vol-au-vent. C’est exactement le propos du manifeste pour les parents publié le 28 février par Le Fooding, guide gastronomique créé en l’an 2000, qui a pour ambition de définir « le goût de l’époque » depuis plus de vingt ans. La publication lance ce mois-ci une version « kids » de son offre en ligne, avec des adresses familiales, des recettes de minichefs et des articles. Le tout avec un ton étonnamment offensif et politique (la parentalité y est présentée « comme l’un des sujets intersectionnels de notre époque »), qu’assume Lucie Caudrelier, sa directrice de la communication : « Ce projet est parti de notre volonté de faire de cette question une responsabilité collective. Nous voulons défendre la visibilisation des enfants dans l’espace public », m’explique-t-elle. L’offre culinaire pour les « mangeurs de demain » – et donc à destination de leurs parents – s’est considérablement enrichie ces dernières années. On ne compte plus les livres de recettes pour enfant écrits par des grands chefs. Ce samedi 16 mars, la plate-forme Kidsono lance « Madeleines de Chef.fes », un podcast en partenariat avec l’éditeur Gallimard dans lequel des cuisiniers donnent des recettes à faire en famille. Dans le premier épisode, la Brésilienne Alessandra Montagne, cheffe du restaurant Nosso à Paris 13e, détaille étape par étape comment faire son pudim de leite, « un Flamby, mais en mieux » (on espère !). Il y a quatre ans, Le Monde avait déjà publié un article sur l’initiation des enfants à la gastronomie. On y découvrait que des grands chefs concoctent pour eux des menus adaptés, et leur proposent des stages de cuisine. « Pensez-y, demain ce seront peut-être vos enfants qui vous inviteront au restaurant », concluait mon collègue Pierre Hemme. En attendant, c’est un marché porteur qui allège surtout le portefeuille des parents… J’ironise, mais en vérité, j’adore emmener mes enfants au resto. Quelques conditions doivent être réunies pour passer un bon moment : y aller à midi pétante ; vérifier qu’il y a des nuggets et de la grenadine ; apporter des crayons de couleur ; s’assurer que le personnel ne soupire pas en nous voyant. Car, comme me l’explique Lucie Caudrelier, il y a encore trop de situations où l’on moralise les comportements des enfants – et où les parents se sentent horriblement importuns. Il nous est ainsi arrivé, alors que nous achevions péniblement un déjeuner dans une gargote de quartier par une crise de larmes, que la patronne houspille mon fils de 3 ans depuis son comptoir d’un sonore : « Ooooh ! Ça suffit ! » Moi qui ne suis pas la dernière à élever la voix sur mes enfants, j’en suis restée… sans voix. Il nous est aussi arrivé, bien des fois, d’être accueillis comme des rois, à Paris comme ailleurs. Lors d’un récent voyage à Londres, j’ai retrouvé avec un plaisir intact les joies du pub, lieu que j’avais assidûment fréquenté dans ma jeunesse écossaise. Eh bien, figurez-vous que vingt ans plus tard, assise devant mon Sunday roast et ma pinte de Guinness, j’ai eu une révélation. J’ai vu mes enfants atteindre un niveau d’extase inégalé lorsque sont arrivés, sur les sets de table coloriables, les mozzarella breadsticks puis les sticky toffee puddings – un dessert nappé de caramel bien collant. Et j’ai compris : en fait, ce n’est pas que les Britanniques soient particulièrement kids friendly ; c’est juste que le pays tout entier continue de manger comme des enfants à 50 ans passés. Je me suis alors souvenue d’une spécialité culinaire appréciée par mes copains écossais : le deep fried Mars bar. Je ne vous en dis pas plus, vous chercherez dans votre moteur de recherche. Un peuple qui est capable d’inventer un truc pareil est nécessairement (génial et) resté en lien étroit avec son âme d’enfant. Voici où je veux en venir – vous allez voir, ça ne casse pas trois pattes à un canard (laqué). Partager des trucs dégoulinants et gras avec la chair de ma chair, dans un endroit où l’on peut faire du bruit et finir le repas par un concours de rots : oui. Essuyer un nez qui coule avec une serviette repassée, accueillir dans son assiette des petits bouts recrachés d’un plat gastronomique, interrompre un sommelier pour une pause pipi, le tout sans pouvoir profiter d’un moment rare en amoureux : non. La parentalité inclusive a ses limites. Reste une dernière option : envoyer les enfants sans les parents dans un étoilé. C’est ce qu’a fait le New York Times, qui a emmené six petits New-Yorkais de second grade (CE1) dîner chez Daniel, le restaurant deux étoiles du chef Daniel Boulud. Les petits ont dégusté un menu en sept services à 220 dollars (200 euros). Regardez donc cette vidéo, j’ai ri toute seule au bureau. C’est en anglais, mais pas besoin d’être bilingue pour comprendre que le caviar n’est pas leur tasse de thé. Et que disent-ils en grimaçant devant le premier plat servi ? « Vivement le dessert ! » Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |