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Édition du mercredi 6 mars 2024
Parents, enfants, liens familiaux, questions et solutions : chaque mercredi, retrouvez nos articles et conseils autour de la parentalité.

Les « histoires » à l’école sont-elles réservées aux filles ?

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Il y a quelque temps, ma fille aînée, âgée de 9 ans, est rentrée de l’école en se plaignant qu’il y avait des « histoires ». Très affectée, elle m’a fait le récit de ces histoires qui se déroulent au sein d’un groupe d’amies, et dont on connaît bien la chanson : les « t’es plus ma copine » et autres « j’te parle plus », les renversements d’alliances et les exclusions.

Première observation : les temps ont changé. Sa première phrase, lorsqu’elle m’a parlé de ces disputes, a été : « Je ne sais pas si c’est de l’harcèlement » (ce n’était pas le moment de faire une leçon sur le « h » aspiré). Ce n’est pas du harcèlement, ai-je répondu, mais le fait même que ce mot lui vienne spontanément en CE2 m’a fait penser à tout ce qui est expliqué aujourd’hui aux enfants au sein de l’institution scolaire et qui ne l’était pas avant.

Deuxième observation : les temps n’ont pas changé. Ces disputes emploient les mêmes expressions qu’il y a trente-cinq ans et, sans doute, qu’il y a soixante ans. A tel point que ce récit était douloureux à entendre pour moi, tant il me rappelait de mauvais souvenirs. On le sait, être parent, c’est aussi revivre son enfance. Ce qu’on anticipe moins, c’est à quel point certaines émotions restent imprimées au fer rouge dans notre chair et ressurgissent, intactes, comme un diablotin qui sort de sa boîte, lorsque nos enfants les vivent à leur tour.

Quand j’en ai discuté avec mon compagnon, il n’a pas réagi comme moi. Et pour cause : il n’a pas souvenir d’histoires du même type à l’école et au collège. Alors, dans une démarche que l’on peut qualifier de très légère, j’ai entrepris de généraliser ce cas particulier. N’y a-t-il que les filles qui ont des histoires à l’école ? Pourquoi n’ai-je ni souvenirs ni récits de conflits similaires parmi les garçons ?

J’en étais là, enthousiaste à l’idée de ma découverte sociologique majeure, lorsque plusieurs personnes m’ont coupé tout net dans mon élan. Des parents m’ont ainsi certifié que leurs garçons aussi souffraient beaucoup de disputes avec des copains à l’école. Bon, me suis-je dit, puisque je manque visiblement d’un peu d’expertise sur le sujet, je vais me tourner vers des gens dont c’est le métier.

J’ai donc téléphoné à Kevin Diter. Kevin Diter est sociologue, et il a passé un an dans une cour d’école primaire parisienne, à tchatcher avec des élèves de 6 à 11 ans, pour sa thèse intitulée « L’Enfance des sentiments », soutenue en 2019 à l’université Paris-Saclay. Il a étudié, entre autres, les liens amicaux des enfants. Quand je lui ai demandé s’il n’y avait que les filles qui avaient des « histoires », il m’a répondu qu’à la récré tout le monde se dispute et se réconcilie, sans distinction de sexe. En revanche, ce qui fait la spécificité des filles, c’est le langage. Autrement dit, le fait de transformer leur histoire en « histoire ».

Il m’a expliqué que les amitiés féminines – enfants comme adultes – se construisent généralement en face-à-face, autour de l’échange, du dialogue, tandis que les hommes bâtissent des amitiés côte à côte, des amitiés du « faire-ensemble ». L’amitié des petites filles s’ancre essentiellement autour du partage de secrets. Puisque ce lien repose sur un échange verbal, il y a plus de chance que le secret soit divulgué, et donc que l’amitié soit rompue. Ainsi survient le fameux « t’es plus ma copine ».

Et pourquoi donc les petites filles investissent-elles tant le langage ? « Parce que les filles respectent davantage le métier d’élèves que les garçons, me répond Kevin Diter. C’est ce que l’institution scolaire demande aux enfants : vous ne devez pas régler vos problèmes à coups de poing, mais avec le langage. Quand elles n’arrivent pas à trouver une solution d’elles-mêmes, plutôt que de se battre, elles vont faire ce qu’on attend d’elles, aller voir des adultes. » Les propos du maître de conférences à l’université de Lille ont trouvé ici un écho direct avec ma conversation avec ma fille. Toujours dans mon entreprise de recherche sociologique de grande ampleur, je lui ai demandé si elle avait connaissance de ce type d’histoires chez les garçons. Elle m’a répondu : « Non, parce que les garçons, ils règlent leurs problèmes avec leur corps. »

A ce stade, je fais une pause pour plaindre les petits garçons, qui semble-t-il n’ont toujours pas les moyens d’exprimer leurs joies et leurs peines à la mesure de leurs émotions. Le « boys don’t cry » n’est pas mort…

J’en profite aussi pour plaindre les petites filles, car en écoutant les récits de ces « histoires » il me reste un goût amer que je peine à identifier, comme l’impression que leur parole est déconsidérée, rapetissée. Pourquoi ? C’est la linguiste Julie Neveux qui met le doigt sur le problème, en s’exclamant au bout du fil : « Ce sont les mots ! Prenez le mot “histoire” : c’est peut-être l’un des plus riches de la langue française, mais certaines expressions que l’on rattache souvent au féminin ont figé ce mot dans un sens proche du mensonge : “faire des histoires”, “des histoires de filles”… C’est un moyen de rabaisser des comportements genrés. »

Il suffit de gratter à la surface pour qu’apparaisse une ribambelle de mots disqualifiant les comportements des filles prises dans ces disputes amicales. « Chipie », par exemple. « L’étymologie est incertaine, mais il est possible que cela vienne de “la pie” et de “chipoter”… poursuit la maîtresse de conférences en linguistique à Sorbonne Université. Un bestiaire dévalorisant, comme dans “piailler” ou “glousser”. » Idem pour la « peste » de l’école, qui se voit carrément attribuer une maladie mortelle. On peut encore penser à l’ajout de suffixes dépréciatifs, par exemple dans « bavasser » ou « pleurnicher ».

Alors, que faire ? Comment agir et réagir, en tant que parent, face à ces récits ? Mon premier conseil serait de ne pas faire comme nous. Mon compagnon a recommandé (en blaguant, je précise) l’usage de la violence physique. C’est tout à fait cohérent avec ce que l’on vient de décrire, mais heureusement très peu réaliste. Quant à moi, j’ai alterné entre agacement et abondance de conseils, c’est-à-dire, si j’en crois ce que m’explique au téléphone la psychologue clinicienne Béatrice Copper-Royer, le pire du pire : « Tout comme avoir un enfant qui travaille mal en classe quand on a été soi-même mauvais élève est difficile à vivre, quand on a été une petite fille qui s’est fait mener par le bout du nez ou marcher sur les pieds [rien que de l’entendre me redonne des sueurs froides], retrouver cela chez sa fille, ce n’est pas agréable, c’est une faille qu’on a envie de combler, mais il ne faut ni plonger dans l’anxiété ni donner trop de recettes. » Autrement dit, nos enfants ne sont pas nos clones, ils sont des êtres autonomes – ça va mieux en le rappelant. « On peut poser les questions qui encourageront l’enfant à réfléchir par lui-même, ajoute la psychologue. Sinon, il risque de penser que seuls ses parents ont les réponses. “Qu’est-ce que tu aurais pu faire ?” “Quel est ton rôle dans cette histoire ?” »

Cette histoire, on y revient. La linguiste Julie Neveux s’est elle aussi demandé quelle réponse apporter à ses garçons pris dans des conflits d’amitié. Dans une jolie formule, elle résume le fil de sa pensée : « Finalement, en faire une “histoire”, est-ce que ce n’est pas un moyen de sortir de l’expérience brute ? Une façon de donner un sens, et de reprendre le cours de l’histoire… »

Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine !



BLOC-NOTES


Trois variations sur les femmes et les mères avant le 8 mars :

1. J’ai lu Liv Maria, de Julia Kerninon (L’Iconoclaste, 2020). Une amie me l’a offert pour mon anniversaire, et ce livre m’a portée pendant des jours. Le portrait de cette femme sauvage, amoureuse, mère libre, de son île bretonne à la campagne irlandaise, est d’une grande force. « Force des éléments et force de caractère », m’a dit mon amie.

2. J’ai vu Anatomie d’une chute, le film multiprimé de Justine Triet, après tout le monde (enfin, après plus d’un million de personnes). Là encore, un extraordinaire personnage de femme et de mère. « En matière de trouble et d’impureté, Sandra Hüller excelle », écrit ma collègue Clarisse Fabre à propos de l’actrice principale.

3. J’ai lu Hanna et ses filles (1994, 1999 pour la traduction française chez Ramsay), un roman de la Suédoise Marianne Fredriksson (1927-2007), que deux autres amies m’ont offert. Double choc : d’abord, l’autrice a vendu 17 millions de livres dans le monde (!), et je n’avais jamais entendu parler d’elle. Ensuite, ce récit autour de trois générations de femmes – Hanna, la grand-mère, Johanna, la mère, et Anna, la fille – est captivant, haletant, un véritable page-turner que je vous recommande.



ET CHEZ VOUS ?

« Mes parents ne m’ont jamais dit qu’ils avaient divorcé »

Clara, Toulouse : « Mes parents ont divorcé, d’après des recherches que j’ai faites à l’âge adulte, au tout début des années 1950. J’avais dans les 3, 4, 5 ans. Ils sont morts vieux sans jamais me l’avoir dit. Je me revois demandant à ma mère “Il est où, papa ?”, et elle me répondant “Il est en voyage”. Et moi comprenant dans ma petite tête qu’il était hors de question d’en reparler jamais. Ensuite, j’allais chez mon père certains dimanches et une partie des vacances. Ma belle-mère arrangeait cela au téléphone, il ne fallait pas que mes parents se parlent. Ils ne se sont jamais revus. Moi-même, j’avais peur qu’ils se rencontrent par hasard, le monde, croyais-je, exploserait.

Hormis le fait que je n’aurais pas aimé avoir deux adresses, comme ces enfants en garde alternée que je connais et qui disent toujours “chez papa” ou “chez maman”, jamais “chez moi”, mais c’est un autre sujet, le fait que les parents en parlent aujourd’hui me semble un énorme progrès, quelle que soit la façon dont ils s’y prennent. »

Ecrivez-nous : parents@lemonde.fr




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Héloïse Bolle, autrice et fondatrice du cabinet de conseil en gestion de patrimoine Oseille & compagnie, à Paris, en 2021. Frédérique TOULET

« Ce n’est pas parce qu’on n’a pas beaucoup d’argent qu’on n’a pas de questions. » Ainsi Héloïse Bolle, 48 ans, justifie-t-elle l’existence d’Oseille et compagnie, son entreprise de conseil et d’information financière à destination de ceux à qui les sociétés de gestion de patrimoine ne s’adressent pas. Sur son compte Instagram, dans son premier livre, Les bons comptes font les bons amants (Cherche Midi, 2019), puis, dans le suivant, Aux thunes citoyennes ! (Alisio, 2023) − tous deux coécrits −, elle attire l’attention sur la mauvaise répartition de l’argent dans le couple.

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