Vous pouvez vous inscrire à cette newsletter en suivant ce lien. Un jour, une babysitter de mes enfants m’avait fait cette remarque étonnante, tandis que je lui parlais de mon espoir qu’une fois adultes ils s’entendent bien : « Mais pourquoi cela t’importe-t-il ? Rien n’oblige des frères et sœurs à s’entendre. Les parents ne devraient pas s’en soucier. Leurs enfants seront un jour des adultes autonomes, qui choisiront leurs relations librement – qu’ils aiment ou non fréquenter leurs frères et sœurs ne regarde qu’eux, et n’a aucune importance en vérité. » J’en étais restée comme deux ronds de flan. Voilà une idée qui ne m’avait jamais traversé l’esprit. Vous savez, c’est un peu comme quand vous faites toujours le même trajet, machinalement, pour aller d’un endroit à l’autre, et qu’on vous fait soudain découvrir qu’il en existe un autre, auquel vous n’aviez jamais pensé. Pourquoi me semble-t-il indispensable que mes enfants s’entendent ? Je ne parle pas de leur petite enfance – les chamailleries des fratries ne m’ont jamais trop inquiétée. Non, je parle du jour où ils seront adultes. En quoi cela me concerne-t-il ? Après tout, mes enfants ne m’appartiennent pas. Une fois autonomes, ils décideront seuls de leurs fréquentations. Mais l’idée qu’ils puissent ne pas constituer une fratrie soudée me chagrine terriblement. Alors pourquoi ? D’abord, je pense que je ne voudrais pas qu’ils souffrent. Or les fratries qui se déchirent souffrent ostensiblement. J’en veux pour preuve mon obsession du moment, la série suédoise The Restaurant, sur Arte.tv. Une saga familiale sur plus de vingt ans, de 1945 à 1968, autour d’une fratrie qui hérite d’un restaurant. Deux frères et une sœur qui n’ont pas la même vision des choses, pas les mêmes opinions ni la même éthique. Une énième démonstration qu’être coincé dans une succession commune n’arrange pas les affaires des fratries bancales. Le cas des enfants d’Alain Delon en est l’exemple le plus récent. Comme l’a écrit ma collègue Magali Cartigny dans sa chronique « Ecran Total », on dirait une version française de la série américaine Succession, dans laquelle les enfants du patriarche s’entre-dévorent pour gagner son amour. Il faut dire que le père Delon a placé la barre assez haut en matière de névroses filiales : une fille préférée, qu’il cajole, adule, appelle « l’amour de [s]a vie », comme le raconte le long récit glaçant de Libération ; un aîné maltraité, humilié, frappé, qui se coule jusqu’à l’obsession dans les pas de son père ; un cadet largué, négligé. On peut conclure de cette tragédie grecque dont nous sommes les spectateurs que, même si les parents ne peuvent – et ne doivent – pas tout, ils peuvent au moins faire en sorte d’éviter que leur progéniture arrive à l’âge adulte avec des carences affectives telles qu’elles les empêcheront de vivre correctement. En plus, avec un peu de chance, ça leur épargnera une fin de vie cataclysmique. Ensuite, il y a je crois une autre raison, plus égoïste, qui explique mon souhait de voir mes enfants s’entendre pour toujours. Quelque chose de l’ordre du repos de l’âme. Si je sais que la famille que j’ai fondée s’épanouit harmonieusement, alors je pourrai partir tranquille. Job done. C’est vraiment un truc de darons : mes parents ont investi beaucoup de temps, d’argent et d’amour dans une maison dont ils ont hérité, dans la région de mon père. Les frères et sœurs de mon père y sont venus pour Noël, les étés, pendant des années, créant des liens durables entre cousins, oncles, nièces, neveux, tantes et grands-parents. Adolescente, j’ai évidemment méprisé ce familialisme conservateur, préférant traîner mes guêtres dans les concerts de rock. Puis j’ai eu des enfants, et aujourd’hui les imaginer organiser d’interminables dîners de famille au son des grillons (et des frelons asiatiques), tandis que leurs enfants profiteront de ces heures élastiques, me réchauffe le cœur. Cela me donne l’impression qu’ils ne seront pas seuls au monde, comme une consolation devant la perspective de ma disparition. Et c’est en écrivant cela que je comprends mon erreur : je les imagine adultes comme ils sont aujourd’hui, à 8, 6 et 4 ans. A leur âge, l’horizon est à la fois immense (celui d’une vie) et tout petit : la vie, c’est la famille. C’est papa qui cuisine du McDo maison vendredi soir, maman qui est de mauvaise humeur, mon frère qui fait une crise géante, ma sœur qui parle très fort et sans interruption, ma sœur qui prépare des sucettes en chocolat. Ils sont les gens les plus importants du monde. Mais cette vision de la vie, c’est un peu comme les poux qu’on a essayé d’observer au microscope ce week-end : le zoom est trop gros. Progressivement, ils vont voir apparaître le paysage autour. Une fois adultes, ils se choisiront des proches, ils se trouveront une famille d’élection, et l’incroyable proximité de notre foyer appartiendra au passé. Même sans leur frère, même sans leur sœur, ils ne seront pas seuls au monde. Ils partageront leurs poux avec d’autres. C’est pourquoi la seule chose qui compte, finalement, c’est l’ici et maintenant. Observer l’extraordinaire force du lien entre eux, dans les cabanes bâties ensemble comme dans les engueulades. Leur connaissance intime les uns des autres, qui nous échappe déjà à nous, parents. Savourer autant les « Je te déteste ! » du petit déj que les « Je t’adore ! » du dîner. Quand il avait 2 ans, mon fils s’est enfoncé une perle dans le nez. Devant le léger vent de panique parentale qui a soufflé, ma fille cadette, alors âgée de 4 ans, est d’abord restée impassible. Puis d’un coup, cette enfant qui passe une bonne partie de sa vie à dire qu’elle voudrait qu’on mette son frère à la poubelle s’est effondrée en sanglots et s’est écriée : « Mais je veux pas qu’il moure ! » J’ai tiré deux enseignements de cet incident : 1. Tant que ma fille continuera à clamer qu’elle déteste son frère, tout ira bien. 2. Les urgences ont un ustensile spécial à perles dans le nez. Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |