Vous pouvez vous inscrire à cette newsletter en suivant ce lien. Instagram est vraiment un lieu étonnant. L’autre soir, je zonais dans mes suggestions algorithmiques lorsque Charlotte Gainsbourg est apparue, entre une professeure de suédois et l’acteur irlandais Cillian Murphy (deux passions secrètes). Il s’agissait d’une interview sur France Inter, le 20 septembre, et, puisque la radio est désormais filmée, j’ai regardé le visage longiligne de l’actrice s’animer en parlant de sa mère, Jane Birkin, morte le 16 juillet. « J’ai vécu la mort de mon père. Ça m’a terrassée. Mais la mort d’une mère, c’est dans notre corps. Il y a quelque chose auquel on ne s’attend pas du tout. (…) Il y a quelque chose de la colonne vertébrale qui s’effondre. Et je n’ai plus de repères. » Ces quelques phrases ont résonné en moi de plusieurs façons. D’abord, parce que j’y ai entendu comme une inversion parfaite des rôles. La mort d’une mère, c’est dans notre corps. Mais la naissance d’un enfant aussi, c’est dans notre corps (de mère). On dirait une restitution. Comme si nous, filles de nos mères, acceptions à notre tour de porter en nous celles qui nous ont portées, le jour où elles disparaissent. Je trouve cette idée superbe, incorporer nos morts. Là, c’est un peu bizarre comme association, mais il faut que je vous raconte que ma fille cadette, 5 ans, qui est en grande section de maternelle, se trimballe ces jours-ci dans notre salon en gratifiant à tout-va ceux qui l’agacent d’un : « Mange tes morts ! » suivi d’un tchip. Passons sur la (double) appropriation culturelle. Avant d’être un titre de film de Jean-Charles Hue, sorti en 2014, et un tweet de la députée « insoumise » Danièle Obono en 2022, « mange tes morts » est, ai-je appris, une insulte d’origine yéniche, manouche et gitane, utilisée à l’encontre de quelqu’un qui renie ses origines. Et désormais un hit des cours de récré, certainement grâce à un morceau assez inspiré du rappeur français Seth Gueko (« Avec du vin et du Boursin, mange tes morts »). C’est une expression d’une force étrange, à la consonance plaisante, presque gourmande. Fin de la parenthèse divagatoire. Les mots de Charlotte Gainsbourg m’ont aussi fait penser à un autre entretien que j’ai lu récemment sur Lemonde.fr, avec le médecin Vincent Valinducq. L’homme de 42 ans y raconte que sa première patiente, quand il avait une vingtaine d’années, fut sa mère, atteinte d’une maladie neurodénégérative. Elle est morte en 2022. « Quand on perd ses parents, dit-il, on perd aussi une partie de soi. Ce sont eux qui ont la mémoire de notre enfance. On se sent plus fragiles. » Je me souviens parfaitement d’avoir eu cette pensée à la mort de ma mère, il y a quinze ans. J’étais allongée sur mon canapé, devant ma lucarne du septième étage qui donnait sur le ciel bleu, et je me suis dit : Qui se souviendra désormais de mon enfance ? Qui se souviendra des moments que j’ai vécus avec elle, dont elle seule avait la mémoire consciente ? Plus jamais je ne pourrai avoir de réponses à mes interrogations sur ma naissance, sur ces années oubliées de 0 à 6 ans, pendant lesquelles j’ai passé tant de temps avec elle. Ma mère m’a gardée à la maison presque sans cesse jusqu’à mon entrée en CP. Qu’ai-je fait pendant toutes ces journées ? A quoi ai-je joué ? Que m’a-t-elle donné à manger ? De quels chagrins m’a-t-elle consolée ? Des années entières de ma propre vie ! Je n’avais pas encore d’enfants à sa mort. Je n’avais pas encore vécu ce même vertige de l’autre côté du miroir. J’ai vu mes trois enfants naître, ouvrir les yeux, faire leur premier sourire, leurs premiers pas, découvrir le langage, la joie, la colère, la tristesse, l’amour et l’amitié. Tous ces moments d’une intensité inouïe, que mon compagnon et moi garderons à jamais gravés en nous comme l’essence même de nos vies, ils ne s’en souviendront pas. Nous en avons discuté plusieurs fois, lorsque notre aînée a atteint 5, 6 et aujourd’hui 8 ans. Quels seront ses premiers souvenirs ? Quelles images floues ou précises gardera-t-elle de son enfance, et pourquoi celles-ci ? Nous n’en savons rien. L’autre jour, tandis que je suais sur mon vélo elliptique à la salle de sport, j’ai écouté le neuroscientifique Albert Moukheiber parler dans un podcast de la « continuité du soi », une théorie du psychophysicien américain Stanley Klein. « Par exemple, moi j’ai presque 40 ans, je n’ai aucun souvenir du mois de novembre 1995. Mais j’accepte que j’existais (…). On accepte une continuité du soi sans preuve (…). On a l’illusion du soi entre moi et moi-même. J’ai l’illusion qu’Albert est une entité homogène et continue, alors que ce n’est pas vrai. » J’ai trouvé cette idée plutôt rassurante. Que soit ancrée en nous la certitude de notre propre continuité, alors même que nous ne nous souvenons finalement pas de grand-chose de nos vies. Cela m’a ramenée au sentiment de continuité d’existence théorisé, dès les années 1950, par le pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott. Selon lui, ce sont les soins maternels (aujourd’hui, on dirait parentaux) qui permettent au nourrisson d’acquérir un sentiment continu d’exister, en parvenant à délimiter le dehors du dedans. Autrement dit, notre mission parentale est de faire en sorte que nos enfants puissent se détacher de nous tout en conservant en eux, comme un sanctuaire, le souvenir de ce lien premier. Ce jour-là, devant ma lucarne, après la mort de ma mère, j’ai pensé que j’étais désormais la seule dépositaire sur Terre de notre lien. Et qu’en mourant, elle avait déposé en chacun de nous, ses proches, un trésor et une responsabilité : son souvenir. Avec mes enfants, il y a quelques mois, on a regardé Coco, le film des studios Pixar sorti en 2017 sur les morts au Mexique. Dans le monde des morts cohabitent joyeusement des squelettes. Soudain, l’un d’eux s’efface de l’écran. « Pourquoi il disparaît ?, m’a demandé ma fille aînée. – Parce que plus personne ne pense à lui parmi les vivants, lui ai-je répondu. Tu vois, c’est comme ma maman. Moi, je me souviens d’elle, et d’autres gens aussi, mais un jour, je ne serai plus là, et plus personne ne se souviendra d’elle. – Mais moi, tu m’en as parlé. Je me souviendrai d’elle », m’a-t-elle répondu. Appel à témoignages : parce que je ne vais pas vous plomber toutes les semaines avec mes réflexions mortuaro-métaphysiques, je prépare une newsletter sur Noël. Pouvez-vous me raconter quels cadeaux vous refusez d’offrir à vos enfants, petits comme ados, et pourquoi ? Ils sont trop chers, vous les trouvez trop laids, trop polluants, trop gros, trop idiots ? Ils vous gênent pour une raison ou une autre ? Vous détestez ce qu’ils représentent ? Comment manœuvrez-vous avec vos enfants ? Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |