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Édition du mercredi 22 novembre 2023
Parents, enfants, liens familiaux, questions et solutions : chaque mercredi, retrouvez nos articles et conseils autour de la parentalité.

Faut-il laisser nos enfants porter des vêtements mous (et moches) ?

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Etre parent, ce n’est pas toujours s’interroger sur le monde que l’on laissera à nos enfants, ou se déchirer sur les grands principes éducatifs. Non, la plupart du temps, être parent, c’est se réveiller, beurrer des tartines sans croûte, regarder un ectoplasme déverser 120 grammes de céréales Trésor dans un bol (portion recommandée : 30 grammes) et observer avec consternation la prunelle de nos yeux faire sa mue quotidienne, délaissant le pyjama troué pour un pantalon tout aussi informe et mou : le jogging.

Julie, maman de deux enfants de 6 et 2 ans, à Bordeaux, m’écrit : « Mon fils de 6 ans n’accepte de mettre QUE des joggings et des sweats à zip, au grand désespoir de ma belle-mère, et au désespoir, je pense un peu caché, de mon conjoint. Pour moi qui ai grandi dans les années 1980-1990, c’est le pantalon de référence que j’ai mis jusqu’au début du collège, avant de le troquer contre des Levi’s 501. Avec beaucoup de mauvaise foi, je ne vois pas où est le problème avec les joggings, que je surnomme des “yoggings”.

Ma belle-mère m’avait déjà dit qu’elle trouvait que mon fils était mal habillé, en prenant soin de commencer par “Excuse-moi de te le dire”. J’avais trouvé une parade : “Au moins, il s’habille tout seul à 4 ans.” Mais à ce déjeuner avec des amis de mon conjoint où nous l’avions conviée pour être sympa, elle dit, en parlant de mon fils : “Il est habillé comme un clodo.” Notre ami dit : “Ah, le mot est lâché !” Mon conjoint tente un : “Pas complètement, il est habillé avec des marques.” »

Merci, Julie, pour ce condensé extraordinaire de la vie de parent. Laissons de côté le sujet de la belle-mère, qui vaudrait à lui seul une série d’articles. Mention spéciale à la défense (molle) du conjoint, qui m’a beaucoup plu.

Ces échanges reflètent l’existence de deux courants de pensée antagonistes chez les parents. D’un côté, ceux qui croient que l’enfant doit être vêtu correctement pour l’école et en société ; qu’il doit ainsi apprendre que la vie est régie par des codes, et apprendre donc à marquer son respect. Ceux-là privilégieront le pantalon en velours côtelé, la robe, voire le « blue jean » (comme disait ma mère). De l’autre, ceux qui considèrent que le confort prime, et que l’enfant doit jouir d’une certaine autonomie pour se construire. Julie se range sans hésiter dans ce dernier clan : « Si le monde des adultes peut s’avérer impitoyable et incompréhensible, je suis fière de mon fils, de son obsession pour les “yoggings” car, à mes yeux, cela incarne sa liberté, sa résistance à la norme, sa spontanéité, l’importance pour lui d’être dans des vêtements confortables pour jouer comme il veut au foot à la récré ! »

Le jogging comme acte de rébellion, donc. Pour ma part, comme souvent dans les grands débats de société, je suis (mollement) entre les deux. Parce que je trouve qu’il faut ajouter pas mal de données dans l’équation pour mieux comprendre :

1. Le genre de l’enfant. Devant mes collègues au bureau, hier soir, j’ai bien sûr nié que cela ait un quelconque impact sur ma position face au jogging. C’était un mensonge éhonté. J’ai eu deux filles, puis un garçon. A mon grand désespoir, mon aînée (8 ans) n’a jamais voulu porter autre chose que des leggings ou des joggings (à la limite, elle tolère cette chimère monstrueuse qu’est le jegging), alors que j’avais hérité de mes amies de vêtements boho-chic que je rêvais de la voir porter. Mon garçon, lui, est encore à l’âge où je peux à peu près décider, et j’avoue le trouver immensément craquant dans ses petits joggings de bonhomme. Evidemment, lui ne veut porter que des habits à paillettes et à licornes roses.

2. Le message social. Le vêtement, on le sait, nous parle. De prime abord, le jogging dirait quelque chose comme : « Wesh. » Pour beaucoup de parents, il est l’incarnation d’une culture street, voire cités, voire racaille. Pourtant, depuis des années, et précisément parce qu’il incarne la street, le jogging s’est embourgeoisé. Britney Spears l’a porté pour son mariage en 2004 sous la marque Juicy Couture, opérant une double transgression (des codes et des genres), comme l’explique l’historienne de la mode Florine Desforges. Il est aujourd’hui célébré sur les podiums de haute couture. Je soupçonne que son appropriation est plus facile pour les parents qui sont tout en haut de l’échelle sociale et culturelle, et qui estiment leurs enfants à l’abri d’une « contamination » par de « mauvaises valeurs ».

3. L’intégration. Du point de vue de l’enfant, c’est assez simple : tout sauf la honte à l’école. L’hégémonie de l’uniforme survêt-baskets commence très tôt. A 3 ans, ma fille réclamait les habits « avec la virgule ». Ayant été vêtue selon les goûts de ma mère jusqu’au collège, et ayant conséquemment souffert chaque jour des quolibets de mes camarades, je suis très sensible à cet argument. D’autant que mon affranchissement vestimentaire du joug maternel, à 14 ans, s’est fait avec un certain fracas (piercing à l’arcade, cheveux rose vif, crop tops et look gothique), ce qui plaide plutôt pour le laisser-faire dès le plus jeune âge.

4. La construction de soi. En 2016, un lycée de Limay, dans les Yvelines, avait interdit le port du survêtement. Devant la polémique, le secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale (SNPDEN), Philippe Tournier, avait argumenté : « Chacun sait bien qu’on ne va pas à la plage en smoking, et qu’on ne va pas à un mariage en slip de bain. » Qu’un proviseur dise ça m’avait soudain donné envie d’avoir 16 ans et de me pointer au lycée en slip. Ce désir de rébellion, la chercheuse en sciences de l’éducation Anne Dizerbo l’explique très bien dans cet entretien au Monde, en 2020 : « Cela fait aussi partie du “métier d’élève”, décrit par le sociologue Philippe Perrenoud. (…) Le collège ou le lycée correspondent à des moments de construction identitaire pour les jeunes (…). Sur les réseaux sociaux comme dans les vêtements ou les accessoires qu’il porte, l’élève se brouillonne son identité dans une démarche beaucoup plus maîtrisée et calculée qu’on le pense parfois. Il se cherche, se teste, essaie des choses. »

5. L’impensé politique. C’est en me retrouvant dans une (gentille) engueulade de copines que j’ai compris que la question du jogging est aussi politique. C’était en 2020, au moment où Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’éducation, avait lancé la mémorable polémique sur le port du crop top. Oui, disait mon amie, les élèves doivent être libres de se vêtir comme ils le souhaitent, y compris en crop top et en jogging. Question d’équité sociale et d’égalité filles-garçons. Je me souviens que la volonté de voir mes enfants porter de « vrais » habits m’avait fait basculer à mon corps défendant dans le camp des réactionnaires, par une subtile association tenue correcte-uniforme-autoritarisme.

Je pourrais continuer comme ça, mais je m’arrête là. Parce que de toute manière, d’ici quelques années, vous n’aurez plus voix au chapitre (si ce n’est pas déjà le cas). Parce qu’il peut être difficile, ces jours-ci, de refuser un peu de douceur molletonnée à nos chers enfants. Parce que la vérité c’est qu’on est tous entrés de plain-pied dans l’ère de la mollesse depuis le premier confinement dû au Covid-19, en mars 2020, et que nous, parents, y avons largement pris goût, comme le conclut Julie : « Qui n’a pas ce plaisir coupable de se vautrer en yogging devant une série ? »

Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine !



BLOC-NOTES


Trois obsessions de ma semaine :

1. La série Tout va bien, sur Disney+. Je n’avais rien lu avant de la voir et tant mieux, sinon je ne l’aurais jamais regardée. Disons seulement qu’il faut se préparer à plonger dans les entrailles d’une famille, au moment où l’un des siens, la petite Rose, entre à l’hôpital. Mon collègue Thomas Sotinel écrit que, « comme dans la vie, on se sent submergé, ébranlé dans des convictions que l’on croyait définitives ».

2. La BD Le Lien, de Mathilde Levesque et Quang-Minh Nguyen (Payot Graphic, 144 pages, 21 euros). Une année dans une classe de seconde de Seine-Saint-Denis, avec la prof de français Mathilde Levesque. Très, très drôle. Mention spéciale aux « messages urgents », des planches qui reproduisent les échanges sur le smartphone de l’enseignante. Tom : « Bébéééééééééé suis dsl » ; la prof : « Coucou ! C’est Madame Levesque ! » ; Tom : « Pardon madame je me suis trompé. C’est chaud là quand même j’ai trop honte. »

3. Le cake moelleux noix-bananes (vous pouvez me demander la recette). J’en suis au quatrième préparé en deux semaines, dont une bonne partie mangée devant la série susmentionnée, quand c’était trop stressant.



ET CHEZ VOUS ?

« Comment préparer mon fils de 5 ans à un monde que je ne connaîtrai pas ? »

Rémi, Pessac, deux enfants de 5 ans et 6 mois : « Un sujet qui perturbe ma parentalité est : comment répondre aux questions de mon fils de 5 ans sur le monde en général, en sachant que celui-ci va évoluer énormément entre maintenant et son âge adulte ?

Comment lui expliquer que l’eau est un bien précieux et qu’il faudra peut-être un jour être un survivaliste, comment lui expliquer que le racisme ce n’est pas bien, en ayant la crainte qu’un jour le totalitarisme l’emporte et que ce soit mal vu de tenir ce genre de propos, comment lui expliquer qu’on prend le moins possible la voiture pour protéger l’environnement et aussi pour s’habituer au fait qu’un jour il faudra sûrement faire sans ?

En tant que parent, on devient responsable d’un être qui aura un impact pour les cent prochaines années, et ce futur que nous ne connaîtrons pas devient donc notre responsabilité. Et ne pas communiquer son angoisse de l’avenir tout en préparant son enfant à toute éventualité cela devient un casse-tête permanent. »

Ecrivez-nous : parents@lemonde.fr