Vous pouvez vous inscrire à cette newsletter en suivant ce lien. Avant les vacances, j’ai fait un tour à la médiathèque du journal pour ravitailler mes enfants en tomes de La Dynastie Donald Duck, de Carl Barks, et autres lectures (parfois me vient l’image des chauffeurs de locomotives à vapeur, nourrissant constamment la bête en charbon et en eau sans qu’elle soit jamais rassasiée). Sur place, je suis tombée sur le magazine Society, dont le titre m’a accroché le regard : « Faut-il être fous pour faire des enfants ? ». Si je le pique éhontément pour cette chronique, c’est parce qu’il a résonné en moi pendant des jours. Je passe beaucoup de temps à lutter contre mes tendances pessimistes, voire déclinistes. Je me force à penser que non, ce n’était pas plus facile avant, et oui, nos parents étaient tout aussi inquiets pour l’avenir que nous aujourd’hui. Et quand je n’y arrive pas, mon compagnon s’en charge – il incarne le pôle optimiste du foyer, simple question d’équilibre. Alors, quand un soir il s’est mis à me parler de son désespoir devant l’actualité, j’ai un peu perdu pied. Il avait lu un compte rendu de la journée du 7 octobre en Israël, et me parlait les larmes aux yeux des massacres. Nos trois bambins étaient déjà couchés, mais pas endormis, et nous chuchotions pour évoquer des tortures et des meurtres ignobles d’enfants. J’ai laissé libre cours à tous mes pires réflexes, et je me suis entendue dire : « Mais quel monde allons-nous leur laisser ? » Evidemment, c’est un cliché. Mais là, après des semaines d’une chaleur et d’une sécheresse effarantes, après avoir entendu à la radio que l’automne allait disparaître, après avoir vu la guerre se réinstaller sur le continent européen, puis au Proche-Orient, après m’être demandé pourquoi le « monde d’après » était si morose, et pourquoi la vie politique semblait se nourrir non plus de nos espoirs, mais de nos désespoirs, j’ai cédé à ce cliché. Ce n’est pas tant la nostalgie du monde d’hier que la nostalgie d’un avenir meilleur. Comme le formule magnifiquement la philosophe et philologue Barbara Cassin à la « une » du « Monde des livres » cette semaine : « Hier, c’était mieux demain. » L’académicienne poursuit : « Hier, on pouvait encore croire à demain. Et c’est de cela, précisément, que j’ai aujourd’hui la nostalgie. L’avenir hier, l’avenir d’hier, on croyait, je croyais, que ce serait mieux, que ça ne pourrait être que mieux, plus libre, plus intelligent, plus partageable que l’aujourd’hui d’hier. » Nous sommes fous et irresponsables, me suis-je dit, d’avoir imposé à trois êtres humains de faire leur vie dans ce monde. A peine nés, ils sont déjà pris dans un défi climatique et politique qui semble impossible. Qu’en sera-t-il quand nous ne serons plus là ? Et pour leurs enfants, leurs petits-enfants ? C’est souvent l’argument avancé par les « no kids », ceux qui défendent le choix de ne pas faire d’enfants. De par le monde, ils affirment que se reproduire est un acte égoïste et nuisible, pour des raisons sociales, écologiques et politiques. Leur revendication est une variation sur le thème des thèses antinatalistes. Si vous voulez mieux en comprendre le raisonnement mais que vous n’avez pas le temps de lire d’épais pavés, je vous recommande de suivre, comme je l’ai fait, le conseil de mon collègue responsable de la médiathèque du Monde : regardez cette (longue) vidéo de Monsieur Phi, un youtubeur philosophe qui fait de la vulgarisation. Il y développe la pensée du philosophe sud-africain David Benatar, qui postule qu’il est immoral de procréer parce que les parents causent un tort à leur enfant en le mettant au monde. Sa thèse repose sur l’« asymétrie morale » – en gros, il faut toujours préférer que l’enfant n’existe pas, parce qu’on lui épargne ainsi des expériences négatives, ce qui constitue un bien moral, tandis que le fait de lui éviter de vivre des expériences positives ne constitue pas un mal. Vous l’aurez compris, en ce qui me concerne, il est un peu trop tard. Mais de toute manière, je crois qu’aucun argument théorique n’aurait jamais pu me convaincre de renoncer à la maternité. Je suis donc allée chercher du réconfort et des arguments auprès de ceux qui pensent que procréer n’est pas un acte fou. Je n’ai pas eu besoin d’aller bien loin : mon collègue Jean Birnbaum, le chef du « Monde des livres », vient de publier Seuls les enfants changent le monde (Seuil, 176 pages, 17,50 euros). C’est un livre dont le héros est le bébé, cet être dont la venue au monde « dynamite un à un nos préjugés ». Un essai qui mêle récit intime et réflexions politiques. « Devenir le père ou la mère d’un enfant, écrit-il, c’est être bousculé par lui, constater les multiples effets sensibles, intellectuels et politiques de son surgissement dans nos vies. » Autrement dit, accepter que par son existence même, sans rien avoir à faire d’autre que de naître, l’enfant bouleverse l’ordre du monde. Jean Birnbaum rappelle que les Grecs appelaient les enfants oi neoi, « les nouveaux ». Cette nouveauté, il la fait vivre en citant la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) : « Chaque nouvelle naissance est comme une garantie de salut dans le monde, comme une promesse de rédemption pour ceux qui ne sont plus un commencement. » Mais aussi, plus étonnamment, en citant le rappeur français Booba, 46 ans, qu’il avait interviewé à Miami, en Floride, sur sa paternité : « Il y a quelque chose qui change, le monde devient plus charnel. Tu sens que tu donnerais ta vie pour ton enfant, c’est comme une partie de toi qui dort et qui se met en route. » Plus charnel : j’y repense en recevant une courte vidéo envoyée par une de mes amies qui vient d’avoir un bébé. On y voit ce nouveau-né dans son bain, son regard d’une intensité folle tourné vers ses parents. Comme mon amie l’écrit en plaisantant, je crois que ces images ont une vertu thérapeutique. Je ne parle pas là du cocon de repli que l’on se crée pour oublier temporairement le chaos, le fameux « Netflix and chill » auquel je n’échappe pas (je viens de passer deux semaines à visionner à la chaîne des vidéos de Chandler Bing-Matthew Perry, moi qui ai toujours détesté Friends). Non, je parle même précisément du contraire : regarder la vie en face, droit dans les yeux, comme seuls les enfants osent le faire. Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |