Vous pouvez vous inscrire à cette newsletter en suivant ce lien. Vous souvenez-vous de la première fois où, enfant, vous avez eu le droit de sortir de la maison tout seul ? Pour faire une course, un trajet vers l’école ? Il y a quelque temps, j’avais posé cette question aux quatre personnes que j’avais interviewées pour un article sur la place des enfants dans la ville. Le sociologue Clément Rivière m’a parlé de la fierté qu’il a ressentie lorsque ses parents lui ont confié une clé de la maison ; Anne-Marie Rodenas, qui a fondé le Cafézoïde, à Paris, allait à l’école toute seule en CP ; le philosophe Thierry Paquot sortait jouer dans les rues d’Issy-Plaine à 6 ans ; le psychanalyste Serge Tisseron a commencé par l’épicerie du rez-de-chaussée de son immeuble. Moi, je ne me souviens pas clairement de ma « première fois ». J’ai grandi à Paris. Je sais que je rentrais seule de l’école pour déjeuner à la maison, sans doute en CE2. Il y avait une petite rue, puis une grande avenue à traverser. Je n’ai pas souvenir d’avoir eu peur, mais je me rappelle très bien de ce trajet, qui me semblait long, comme une sorte d’aventure quotidienne. Il y a deux ans, j’ai regardé dans mon appli GPS ce qu’il en était réellement : 250 mètres, quatre minutes à pied. Soit une minute de plus que le temps nécessaire pour aller de chez nous à l’école de mes enfants (230 mètres, trois minutes). J’ai regardé parce que ma fille aînée, alors en CP, voulait aller à l’école seule – ce qu’elle a fait, un peu plus tard. Ces questions sont évidemment l’objet de conversations interminables avec nos amis parents : quel est le bon âge ? Quels sont les risques réels ? Et vous, vous faites comment ? On le sait, la tendance n’est pas franchement à l’autonomisation des marmots. Je vous redonne ce chiffre : en France, dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants, 97 % des élèves d’élémentaire sont accompagnés pour se rendre à l’école, 77 % de ceux du collège, selon un sondage Harris Interactive pour l’Unicef réalisé en 2020. C’est pour cela qu’il peut être rafraîchissant, voire décoiffant, de regarder « Comme les grands », un programme de télé-réalité japonais, diffusé sur Netflix depuis 2022. Le principe : à la demande de leurs parents (généralement, de leur mère), des enfants sortent acheter quelque chose tout seuls. En japonais, le programme s’appelle « Hajimete no Otsukai », littéralement « Ma première course ». Ils sont chargés de rapporter du poisson pour les sushis, des pousses de haricots, des yakisobas, une horloge… Première observation : ça donne super faim. Deuxième observation : ces enfants sont minuscules. Mais alors, vraiment. Les plus âgés ont 5 ans. Souvent, une grande sœur entraîne son petit frère dans un périple inouï. Prenons Ayano, 5 ans, et son frère Sho, 3 ans : ils doivent monter dans le bac, puis dans le tram, pour aller acheter des yakisobas et un médicament au centre commercial. Evidemment, en vrai, ils ne sont pas seuls, puisque des cameramen les attendent à tous les coins de rue. Mais entendre ces petits bouts de chou discuter sur le trajet, se chamailler, se consoler, vivre leur grande aventure sans adultes, est fou. Troisième observation : élever des enfants est un acte prodigieusement culturel. Nous sommes déjà fascinés par les microdifférences éducatives entre des parents appartenant au même milieu (« Tiens, eux, ils les laissent regarder Pokemon ! »), alors, quand nous sommes projetés sur un autre continent, c’est carrément scotchant. « Comme les grands » est une émission ancienne (les premiers épisodes datent de 1991), qui existe toujours et connaît un grand succès, ce qui laisse penser que, contrairement à la France ou aux Etats-Unis, les Japonais n’ont pas grignoté au fil des années le terrain de jeu extérieur des petits, jusqu’à faire d’eux des « enfants d’intérieur ». C’est d’ailleurs ce qui a fasciné les Américains lorsque Netflix a commencé à diffuser le programme. Jessica Grose, responsable de la rubrique Parenting du New York Times, a vite conclu qu’une telle émission serait impensable aux Etats-Unis, où l’on pense qu’il faut attendre 13 ans pour laisser un enfant seul à la maison, 7 ans et demi pour qu’il prenne son bain sans surveillance (sérieusement !), et 10 ans pour qu’il fasse du vélo seul, selon un sondage de 2012. Ses commentaires à propos du show japonais, comme tous ceux que j’ai lus ou entendus, sont superlatifs : « Fortement adorable », écrit Jessica Grose ; « Fascinant ! Adorable ! Honnêtement enthousiasmant ! », commente Cady Lang dans Time Magazine ; une émission « légère, positive, attendrissante », dit Redwane Telha sur France Inter. Eh bien, je ne suis pas d’accord. Oui, les enfants sont très mignons. Mais pour tout vous dire, j’ai trouvé plusieurs épisodes très stressants, voire franchement désagréables. Souvent, les sœurs aînées se voient affublées du surnom de « petite maman », et sont responsables de leurs cadets. Elles sont encouragées à être prévenantes, maternantes, tandis que les petits garçons doivent être forts, résistants. Dans un épisode de 1994, Keisuke, 5 ans, est chargé d’aller chercher du bois de chauffage parce qu’il « n’a pas assez de force », selon ses parents. Il est accompagné de la petite Yukiko, « la fille qu’il aime ». Le trajet fait vingt minutes à pied. On voit ce tout petit garçon, les bras chargés de 4 kilos de bûches, avancer péniblement en répétant « C’est lourd, mais je fais de mon mieux, car je suis un homme », tandis que Yukiko refuse de porter deux misérables feuilles de ciboule. Arrivé à bon port, Keisuke aperçoit sa mère et fond en larmes en lâchant les sacs : « J’en peux plus », gémit l’enfant. Sa détresse est (gentiment) moquée par la voix off et les rires enregistrés. Certes, il n’y a pas à proprement parler de maltraitance. Ces enfants sont aimés – on est loin de Nobody Knows, le film de 2004 de Hirokazu Kore-eda, dans lequel une fratrie de petits Japonais est livrée à elle-même, abandonnée par sa mère. Mais tout de même, pourquoi mettre un enfant dans une telle situation ? Quel drôle de conditionnement ! Parfois, on voit ces tout-petits s’arrêter devant un papillon, ou escalader un poteau, avant de se reprendre pour accomplir leur mission. Comme si l’enfance n’avait pas de valeur en elle-même, qu’elle n’existait que pour être dépassée. La « première course » est censée être un moment d’émancipation choisie, pas subie. Cette semaine, une amie m’a raconté avoir discuté avec une femme qui a élevé ses enfants en communauté ; ils étaient regroupés par tranches d’âge, sous la supervision d’adultes. Ils ne voyaient leurs parents que ponctuellement. Cette femme dit aujourd’hui : « A cette époque, on pensait que c’était aux parents de quitter leurs enfants ; je sais aujourd’hui que c’est aux enfants de quitter leurs parents. » Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |