Vous pouvez vous inscrire à cette newsletter en suivant ce lien. Un soir de la semaine, à la maison, mon compagnon et moi discutions de Jacques Delors – avouez que notre vie fait rêver. Nous parlions de ce jour de 1994 où, face à Anne Sinclair, devant tout le peuple de gauche qui l’attendait comme le messie, l’ancien président de la Commission européenne avait annoncé qu’il ne serait pas candidat à la présidence de la République. Le père de Martine Aubry ne se sentait pas de destin présidentiel. Peut-être n’était-il pas assez narcissique ?, s’est interrogé mon compagnon. C’est à ce moment-là que j’ai repensé à un passage du livre récemment paru de Laelia Benoit, Infantisme (Seuil, 72 pages, 4,90 euros). Dans cet essai consacré à la relation adultes-enfants, la pédopsychiatre et chercheuse à l’université de Yale (Connecticut) avance l’hypothèse que ceux qui nous dirigent sont de grands carencés affectifs. « Avoir manqué d’amour dans son enfance est un moteur puissant pour tenter non seulement d’oublier l’enfant que l’on a été, mais aussi d’obtenir des positions de pouvoir à l’âge adulte », écrit-elle. En lisant cela, je me suis dit que c’était un peu facile d’envoyer en quelques phrases tous nos gouvernants sur le divan. Alors, je l’ai appelée. Elle m’a dit que dresser des profils psychologiques de professions spécifiques n’avait rien de rare, même si, bien entendu, on ne peut pas généraliser. Des études ont été menées sur le narcissisme des gens de pouvoir. Des présidents ont fait l’objet de livres de psychiatres (Trump on the Couch, de Justin A. Franck, Avery, 2018, non traduit). « Chez beaucoup de dirigeants – je parle aussi bien des politiques que des chefs d’entreprise –, on retrouve une même combinaison dans leur enfance, dit Laelia Benoit. Beaucoup de biens matériels, une grande ambition de réussite de la part des parents, et une absence d’amour inconditionnel. » L’amour inconditionnel, c’est-à-dire : « Je t’aime juste parce que tu existes, tu n’as rien de spécial à faire. Tu n’as pas à répondre à mes besoins ni à me satisfaire. » Bien entendu, il y a des jours où c’est plus facile que d’autres. Quand votre enfant de 2 ans détruit votre vase préféré d’un coup de ballon, il n’est pas toujours évident de l’aimer inconditionnellement. Ce n’est pas de cela que parle Laelia Benoit : « Ces dirigeants-là ne l’ont jamais connu, l’amour inconditionnel. Ils peuvent très bien avoir grandi dans des familles où tout le monde était très performant, où l’on faisait de grandes études, mais où, sur plusieurs générations, on n’avait pas su aimer les enfants pour ce qu’ils étaient. » Et là, j’ai repensé à autre chose. Il y a quelques années, j’ai lu le livre de la journaliste Emilie Lanez Même les politiques ont un père (Stock, 2015). Elle avait interviewé des responsables politiques et leurs pères sur la relation qu’ils entretenaient. C’est proprement incroyable. Je ne pensais pas pouvoir trouver un tel condensé de dysfonctionnements familiaux en un seul ouvrage. Dans son introduction, elle dit la même chose que Laelia Benoit. « Ces hommes et ces femmes ayant souffert d’une carence affective » sont « exceptionnellement nombreux dans la carrière », selon elle. Sur vingt-quatre premiers ministres britanniques avant Churchill, dix-sept n’avaient plus de père avant 15 ans, soit 62 %, contre… 1 % des enfants du pays à cette période. « Etre le fils ou la fille d’un père distant, faible, violent, alcoolique ou mort favoriserait-il l’ascension politique ? », se demande-t-elle. La réponse est vite trouvée avec le premier de ses récits, et le plus terrible : Nicolas Sarkozy, enfant mal aimé de son père, Pal Sarkozy, qui ne parle de lui qu’avec une cruauté à peine croyable, dont il se délecte. A propos de son accession au pouvoir, le comparant à ses autres enfants : « “Guillaume a des milliers d’employés, François dirige une énorme entreprise, Olivier est le roi de Wall Street, Caroline est architecte et voyage dans le monde entier.” Et Nicolas ? “Président des Etats-Unis, ça, c’est admirable, mais la France…” » A propos de la réussite de son fils : « Guillaume, 1,90 mètre et des centaines de milliers d’euros par an. François, 1,87 mètre et des centaines de milliers d’euros. Olivier, 1,89 mètre et des millions d’euros. Caroline, elle est très grande, elle aussi… » Et Nicolas, encore une fois ? « Il est tout petit, il tient de Dadue [sa mère]. Pour faire de la politique, il faut avoir des complexes, Nicolas en a beaucoup. » A ce torrent de haine, que répondre ? Nicolas Sarkozy a une phrase : « A part d’un père, je n’ai manqué de rien. » Je passe plus vite sur les autres portraits, qui recèlent leur lot de perles. Pierre Moscovici, téléphonant à son père pour lui annoncer qu’il est reçu à l’ENA : « Sixième à ton école de plomberie ? Tu aurais pu travailler. » Les enfants Moscovici – dont les parents étaient psychologue et psychanalyste – ont grandi seuls, au sens propre : à 11 et 13 ans, ils vivaient dans un appartement séparé de celui de leurs parents, que ceux-ci avaient loué pour eux. Leur père leur rendait visite, leur mère leur livrait les repas. Pierre Moscovici n’a, depuis ses 13 ans, plus jamais dormi sous le même toit que son père, Serge. « C’est tôt, non ? », dit-il à Emilie Lanez, comme un enfant qui chercherait la validation d’un adulte. Prenons encore Ségolène Royal, qui, à 19 ans, attaque son père en justice pour qu’il verse une prestation compensatoire à sa mère – père qui mourra seul, entouré de ses fusils de chasse, à l’hôpital. Ou François Hollande : « Mon père ne m’a jamais dit qu’il m’aime, or il m’aime. » Avant d’ajouter : « Aimer, c’est bien, mais savoir aimer, c’est autre chose. Transmettre, donner… » Bien. Voilà pour le tableau. Au passage, on se sent conforté dans nos qualités de parent. Mais, après tout, est-ce si grave si l’ambition de ces gens découle d’un manque ? N’est-ce pas le propre de l’ambition ? « Ces personnalités carencées sont détachées de leur enfant intérieur, répond Laelia Benoit. Il y a des choses de l’ordre de l’empathie qu’ils ne peuvent pas saisir. Par conséquent, ils pourront prendre des décisions inhumaines, qui ne tiennent pas compte des besoins ni de la souffrance. » Autrement dit, en entreprise comme au gouvernement, certains dirigeants seraient incapables de veiller au bien-être – celui des autres ou le leur. Ce qui m’amène à Jacinda Ardern, première ministre néo-zélandaise qui a annoncé sa démission, en janvier, parce qu’elle n’avait « plus assez d’énergie ». Elle a choisi de se préserver, de préserver sa famille, mais aussi, dans un sens, de préserver son pays : partir avant de ne plus pouvoir prendre les décisions qui lui semblaient justes. Reste à savoir si en France les électeurs pourraient un jour préférer une personnalité (vraiment) normale, faillible, à l’inoxydable figure de « l’homme providentiel », charismatique et narcissique. A l’affirmation « Il faut un vrai chef pour remettre de l’ordre » en France, 82 % des personnes interrogées répondent oui, selon l’enquête annuelle « Fractures françaises », réalisée par Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne. Ma fille cadette, 5 ans, continue de dire « le roi » pour parler du président. Mon aînée (8 ans), elle, m’a déclaré solennellement voilà quelque temps : « Moi, je ne serai jamais présidente de la République. C’est trop de travail. » Ouf ! Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |