Vous pouvez vous inscrire à cette newsletter en suivant ce lien. Vendredi 30 juin, j’ai eu comme un sentiment de déjà-vu. Tandis que la France venait de vivre sa troisième nuit de violences déclenchées par la mort de Nahel M., 17 ans, tué à Nanterre par un policier pour refus d’obtempérer, le président de la République a pris la parole à propos des « jeunes, parfois très jeunes » émeutiers : « C’est la responsabilité des parents de les garder au domicile », a déclaré Emmanuel Macron. « La République n’a pas vocation à se substituer à eux. » Un déjà-vu, parce qu’en novembre 2005, après les émeutes liées à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois, électrocutés en tentant de fuir la brigade anticriminalité, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, en appelait déjà aux parents : « La famille (…), c’est aussi le lieu où doit s’exercer une autorité. Un jour, nous devrons clairement poser la question du maintien des allocations en cas de manquement de cette autorité ! » Encore plus frappant, en 2010, le même Nicolas Sarkozy – devenu président de la République – revient à la charge dans son célèbre « discours de Grenoble », après plusieurs nuits d’émeutes à la suite de la mort d’un braqueur de casino : « Quand je regarde les rapports de police, dit M. Sarkozy, et je vois qu’un mineur de 12 ans ou de 13 ans, à 1 heure du matin, (…) lance des cocktails Molotov sur un bus qui passe, n’y a-t-il pas un problème de responsabilité des parents ? » Une association d’idées m’a alors étrangement emmenée tout droit de Nicolas Sarkozy à NTM, qui chantait en 1998 : « Laisse pas traîner ton fils/Si tu veux pas qu’il glisse/Que voulais-tu que ton fils apprenne dans la rue ?/ Quelles vertus croyais-tu qu’on y enseigne ? » J’en étais là dans mes divagations lorsque le garde des sceaux, Eric Dupond-Moretti, a renchéri samedi 1er juillet : « Qu’ils tiennent leurs gosses ! », s’est élégamment exclamé le ministre de la justice au tribunal de Créteil. « Les parents qui ne s’intéressent pas à leurs gamins et qui les laissent traîner la nuit en sachant où ils vont aller (…), ils encourent deux ans de prison ferme et 30 000 euros d’amende », a-t-il dit en référence à l’article 227-17 du code pénal, qui permet des poursuites contre les parents en cas de défaut d’éducation. Bien entendu, un mineur est sous la responsabilité de ses parents, y compris sur le plan légal, mais à entendre ces mêmes phrases répétées comme un mantra, je me suis demandé comment elles étaient reçues par les principaux intéressés : les parents des mineurs dans ces villes qui se sont embrasées. J’ai téléphoné à Fatiha Abdouni, habitante de la cité Pablo-Picasso de Nanterre, qui a cofondé l’association Les Mamans de Pablo à la fin de 2015, devenue récemment La Voix des femmes de Pablo-Picasso. Vendredi, elle a convié des mères du quartier à se réunir, à la veille des funérailles de Nahel M. « Plusieurs avaient entendu les propos de M. Macron. Je comprends parfaitement ce qu’il a voulu dire, mais il ne faut pas rejeter toute la responsabilité sur les parents. Je connais des mères qui font cinq heures de ménage dans la journée dans cinq villes différentes : quarante-cinq minutes à Suresnes, une heure à Rueil-Malmaison, etc. Vous imaginez leur état de fatigue quand elles rentrent ? » Au fil de la conversation, Fatiha Abdouni dessine le profil de parents investis, soucieux, mais débordés ; écartelés entre des boulots précaires et chronophages, la nécessité de remplir le frigo et les besoins de leurs enfants ; intimidés par l’institution, préférant « ne pas assister à la réunion de l’école de peur d’être jugés, parce qu’ils ne comprennent pas la maîtresse, ni le directeur ». C’est pour ça qu’est née l’association en 2015. « Le principal objectif, c’était d’aider les parents, résume Fatiha Abdouni. Enfin, quand je dis “les parents”, je veux dire les mères, à 95 % ce sont elles. » Dans son quartier de Parc-Sud, où vivent 13 000 habitants, le taux de familles monoparentales est très élevé (38 % en 2017, sans doute plus aujourd’hui, contre 25 % en France). Les pères sont souvent absents, dit-elle, ou désinvestis. Elle conseille aux mères de parler avec leurs enfants, de leur lire des histoires. « Certaines me disent : je suis épuisée, je ne peux pas. Beaucoup de parents s’investissent mais sont dépassés. La frustration et la colère qui naissent d’une telle situation, elles se transmettent des grands aux petits », conclut Fatiha Abdouni. Frustration, colère, violence : le lien entre l’intime et le social paraît net. Alors, pourquoi toujours ce réflexe de blâmer les familles ? « Cela vient de très loin, me dit le sociologue Claude Martin, directeur émérite de recherche au CNRS. Au XIXe siècle, il était fréquent d’estimer que les milieux populaires n’avaient pas les “compétences parentales” requises, qu’ils risquaient de ne pas transmettre de bonnes valeurs. » On peut remonter, dit-il, à Frédéric Le Play (1806-1882), ingénieur et conseiller du prince sous Napoléon III, et à ses monographies de familles en France et en Europe à la recherche d’un modèle optimal. « Le modèle qui, selon lui, garantissait le mieux la paix sociale en ces temps insurrectionnels était la famille souche, une famille très verticalisée avec un patriarche qui régnait en maître sur ses ouailles, une famille qui transmettait la terre et la maison de manière indivise. » Pour Frédéric Le Play, continue Claude Martin, à l’autre bout du spectre, il y avait « la famille instable, la famille ouvrière qui n’a quasiment aucun patrimoine matériel à transmettre et bien peu au plan moral. En somme, des classes dangereuses ». Les appels actuels à la responsabilité parentale peuvent s’entendre comme un écho lointain à ces thèses. Les protagonistes ont changé, mais le discours reste le même. Dans le nouveau rôle des foyers dangereux pour la paix sociale, les familles précaires, souvent d’origine immigrée. « Ces familles sont disqualifiées économiquement, parce qu’elles peinent à subvenir à leurs besoins, dit Claude Martin. Or quand on est disqualifié économiquement, on l’est aussi socialement. Cette disqualification invalide leurs pratiques éducatives. » Poussons à l’extrême cette logique, et l’on se retrouve à nier purement et simplement toute cause sociale dans le comportement des jeunes émeutiers. C’est ce qu’a fait Hugues Moutouh, le préfet de l’Hérault, lundi 3 juillet sur France Bleu : « Il n’y a pas de “certains quartiers”, il n’y a pas d’effet culturel. Quand on met au monde des enfants, on s’en occupe dès la naissance », a-t-il dit… avant d’énoncer sur le ton de l’évidence la solution (illégale depuis 2019) : « C’est deux claques et au lit ! C’est ce que faisaient nos grands-parents. » Mais pourquoi diantre n’y a-t-on pas pensé avant ? ! Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |