Vous pouvez vous inscrire à cette newsletter en suivant ce lien. Avez-vous déjà songé, avec une appréhension mêlée d’espoir, au jour où votre enfant n’aurait plus besoin de vous ? Et si vous saviez avec certitude que ce jour n’arriverait jamais ? C’est ce que m’ont écrit récemment deux pères, en réponse à une de mes précédentes newsletters sur la fin éventuelle du « job de parent ». Ils sont chacun parent d’un enfant porteur de handicap. M. Guérin, en région bordelaise, m’explique ainsi : « Ce qui est cruel, c’est que nous portons en nous la double angoisse : celle commune à tous les parents (la mort de leur enfant de leur vivant), mais aussi celle de notre propre mort, puisque le “job” n’étant pas fini, nous n’avons pas le droit à la mort. Nous sommes comme l’artiste qui ne peut mourir avant d’avoir achevé son chef-d’œuvre en cours. Parent béat d’amour, pas droit au néant éternel, angoisse béante. » Depuis Vanves (Hauts-de-Seine), Jérôme Marminat m’écrit, lui : « Parent de deux magnifiques chérubins, dont une Sarah, notre Martienne locale, j’angoisse souvent à l’idée qu’un jour elle devra aussi être autonome. La peur m’envahit parfois et j’ai même un moment imaginé faire un troisième enfant pour subvenir aux besoins futurs de notre fille… » Je n’y avais jamais pensé. Comment vieillir en paix lorsque l’on ne sait pas dans quelles conditions notre enfant survivra après nous, et si d’autres s’occuperont suffisamment bien de lui ? J’ai téléphoné à Bénédicte Kail, conseillère nationale éducation familles de l’association APF France Handicap, qui n’a pas été surprise par ma question. « C’est une angoisse majeure pour les parents d’enfants handicapés, m’a-t-elle confirmé. L’“après-nous” a même été la thématique, deux années de suite, des Journées nationales des parents, qui réunissent les parents élus de notre association. » En 2007 et en 2008, en effet, ces parents ont évoqué la vie de leurs enfants après leur mort, ce qui a donné lieu à l’élaboration d’un petit mémo, disponible ici, qui liste un nombre important de questions à la fois matérielles et affectives à se poser. Les actes de ces Journées nationales sont en ligne ici. On y découvre à la fois le degré époustouflant de connaissance légale et administrative de ces gens, obligés de se pencher tôt sur les protections offertes par la loi ; et l’abysse de leurs angoisses, parfois concentrées dans de frappants détails du quotidien. Jacky Pioppi (mort en 2021), « père de deux hommes dont l’un souffre de paralysie cérébrale et vit en foyer d’accueil médicalisé », le résumait ainsi, en 2007 : « Si les chaussures orthopédiques d’une jeune fille ne lui vont pas, et que l’orthopédiste persiste à vouloir les lui mettre, la maman ne dit rien, prend les chaussures et les met à la poubelle devant le spécialiste. Elle dit simplement : “Refaites les chaussures de ma fille.” Qui osera le faire lorsque la maman sera morte ? » De nombreux parents disent leur préoccupation vitale que leur enfant soit traité dignement, qu’il voie ses désirs et ses besoins satisfaits. Pourra-t-il faire du sport ? Son frigo sera-t-il lavé ? Pourra-t-il se faire des amis ? Les attentes formulées auprès des « professionnels » qui prendront le relais sont immenses. « A ceux et celles qui auront choisi, pour gagner leur vie, de s’occuper de mon fils et ma fille devenus grands, je demande avant tout d’exercer leur métier dans le respect de l’autre ; pas de méchanceté, entendre leurs désirs, prendre soin et veiller à leur bien-être », résume une mère, Marie-Hélène, dans le cadre d’un atelier d’écriture organisé pendant ces journées qui avait pour thème : « Imaginez la lettre que vous écririez aux professionnels qui accompagneront votre enfant après vous ». Certains parents, m’explique Bénédicte Kail, ne veulent absolument pas que la fratrie soit impliquée, pour ne pas faire peser le devenir de l’enfant handicapé sur les autres ; d’autres, au contraire, trouvent naturel de se tourner vers eux. Certains ont des proches de confiance, des amis sur lesquels se reposer, d’autres emprunteront la voie de la curatelle, de la tutelle ou de l’institution. Il est crucial de réfléchir le plus tôt possible à l’après, insistait en 2007 un juriste invité, Fabrice Delille. Crucial, mais si difficile : « Nous sommes abasourdis. Nous sommes dans un état d’urgence qui nous empêche d’envisager notre propre mort. » Pourtant émerge chez beaucoup de ces parents une conscience aiguë de la nécessité de se détacher, après avoir construit toute une vie dans la dépendance. « Qu’est-ce qui fait que je me rends indispensable ou que je suis irremplaçable ? », s’interroge l’un. « Il peut y avoir du plaisir à se sentir indispensable. C’est compliqué de lâcher », reconnaît un autre, comme en écho. « Vous êtes irremplaçables », répond la psychologue Carine Maraquin dans son intervention. « Indispensables, vous l’avez été. Vous l’êtes peut-être encore. Mais ça, c’est le handicap qui l’a généré. » Seule la construction d’un lien de confiance avec les professionnels permettra à ces parents de « partir tranquilles », ajoute-t-elle, s’ils l’acceptent. Elle cite une mère : « J’ai toujours pensé que j’étais indispensable. Quand mon fils est parti en internat, les professionnels lui ont donné un surnom. Ils lui faisaient un petit bisou en arrivant. Je leur en voulais beaucoup de me faire ça à moi, sa mère. » Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |