Combien de langues parlez-vous ? Que vous me répondiez une ou cinq, que votre langue maternelle soit le cantonais, le français ou l’ourdou, il y a de fortes chances pour que vous en oubliiez une dans votre décompte. Une langue que vous parlez, mais que vous n’avez jamais apprise : le mamanais – ou plutôt, dans sa dénomination plus inclusive, le parentais. Cette langue-là est parlée dans le monde entier, depuis des temps immémoriaux, et ne requiert rien d’autre que la présence d’un bébé dans la pièce pour être parfaitement maîtrisée. Je vais tenter de vous la faire entendre, même si, sans le son, c’est moins évident. « Coucou, mon petit chou, tu as bien dormi ? Tu as fait de jolis rêves ? Oh mais oui, tu gazouilles ! Viens, je t’emmène, on va aller chercher ton biberon. » Entendez-vous ces notes ascendantes-descendantes, ces ralentissements inhabituels, ces tempos accentués ? Hé bien voilà, bravo, vous parlez le parentais, une façon d’accentuer les sonorités chantantes de sa propre langue, en montant davantage dans les aigus, tout en structurant ses phrases plus simplement et en les énonçant plus clairement. Attention : rien à voir avec le « parler-bébé », qui, lui, donnerait quelque chose comme : « Kikou le bébé, il a bien fait son dodo ? Il a tété sa totote ? Il veut son bibi ? Oh oui le bibi ! » Non, le parentais est une forme d’expression correcte, mais un peu caricaturée, comme une langue en version fluo. Je me souviens qu’à la naissance de ma première fille, il y a huit ans, je me suis posé beaucoup de questions à ce sujet. Je ne voulais pas l’infantiliser (rétrospectivement, j’ai conscience de ce que ce souhait avait de cocasse). Face à ce nourrisson, je me suis donc retrouvée à dire, dans des tête-à-tête au potentiel comique élevé, des choses comme : « Là, vois-tu, ma chérie, je m’apprête à te changer, je vais t’enlever ta couche car elle est souillée », sur le même ton que j’aurais employé pour expliquer à un voisin le fonctionnement du lave-linge. Le glissement s’est opéré malgré moi – et grâce à ma fille. Un jour, depuis cette même table à langer, alors qu’elle devait avoir un mois ou deux, elle m’a regardée. Je veux dire, elle m’a vraiment regardée, d’un regard qui cherchait l’échange, et ce regard m’a transpercée. Je l’ai vue, vraiment vue, comme la toute petite fille qu’elle était – ma fille ! –, pour la première fois. Je me souviens en avoir pleuré. Après cela, c’est devenu beaucoup plus simple de lui parler comme à mon bébé, et non pas comme à un être théorique que je me devais de remplir de savoirs et de mots. Autant vous dire qu’à la naissance de ma deuxième fille, puis de mon fils, en 2019, j’étais à l’acmé de ma maîtrise du parentais (en ce qui concerne mon dernier-né, mon problème est plutôt de parvenir à cesser de m’adresser à un enfant de « 3 ans un tiers » comme à un nourrisson). J’étais donc surprise et heureuse de découvrir récemment que ce sabir avait un nom, d’abord, et une utilité, ensuite. Ce sont deux livres qui me l’ont appris. Le premier, c’est Tous les enfants naissent musiciens, de Joan Koenig (Actes Sud, 2022), qui relate une thèse évolutionniste de la neuroanthropologue Dean Falk : en devenant des bipèdes, nos ancêtres ont vu leur temps de gestation se réduire. Les bébés humains sont donc nés prématurés sur le plan neurologique, nécessitant des soins permanents et n’ayant pas, comme d’autres espèces, la capacité de s’accrocher à leur mère. Celle-ci devait donc poser son enfant pour préparer à manger. « Sans doute alors chantait-elle et gazouillait-elle dans sa direction, et sans doute l’invitait-elle à entrer dans un échange vocal pour maintenir le contact », écrit l’autrice. Voilà comment serait né le parentais. L’autre livre, c’est celui de la neuroscientifique Nawal Abboub, La Puissance des bébés (Fayard, 2022), qui explique comment les neurosciences éclairent l’apprentissage de la langue maternelle chez les tout-petits. Elle recommande de « théâtraliser » le discours avec nos bébés, sans jamais céder à la tentation du simplisme grammatical ou lexical. Elle écrit que, de cette façon, ils apprennent à repérer des mots dans des contextes différents, et à les classer par catégorie – autrement dit, « ils apprennent la grammaire dès les premiers mois de leur vie » – en faisant, tenez-vous bien, des analyses probabilistes. En visio, Nawal Abboub complète en m’expliquant : « Le cerveau repère ce qui survient de manière régulière et calcule les occurrences. » Vous ne direz plus jamais que vous étiez nul en maths petit. « C’est grâce à la prosodie, à la musicalité de vos paroles, que les bébés peuvent segmenter les phrases », ajoute la neuroscientifique, qui me dit que ce travail commence in utero, et qui me suggère, pour m’en faire une meilleure idée, de jouer au « karaoké-piscine », le jeu préféré de sa sœur quand elles étaient enfants : l’une parle sous l’eau, et l’autre essaie de comprendre. « Ce que l’on entend, c’est la mélodie, et non les phonèmes. Le bébé se familiarise avec les caractéristiques sonores et grammaticales de sa langue maternelle avant la naissance. » Le parentais est commun à tous les parents du monde. Une étude publiée en 2022 dans le journal Nature Human Behavior a vu les choses en grand : 40 scientifiques ont analysé 1 615 enregistrements vocaux de 410 parents sur tous les continents, dans 18 langues, depuis les chasseurs-cueilleurs de Tanzanie jusqu’aux citadins de Pékin, comme le raconte le New York Times. Conclusion : le parentais existe partout, et il est même (un peu) reconnaissable lorsqu’on ne parle pas la langue. Pour l’étude, les chercheurs ont développé un quiz anonyme en ligne, où l’on entend des gens en train de parler ou de chanter. Il faut deviner si ces paroles sont adressées à des enfants ou à des adultes. Plus de 90 000 personnes parlant plus de 200 langues différentes ont fait le test, dont moi. C’est drôle, rapide et ludique. Et pas évident du tout. J’ai eu 7/16. A vous maintenant : parlez-vous le parentais ? Ecrivez-moi vos réflexions, vos questions sur parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |