Tel le thème de « La Vierge à l’enfant », le selfie de vaccination obéit à des codes qui lui sont propres. Le modèle dont nous parlons est une amie Facebook que je n’ai pas vue depuis deux ans. Masquée, elle pose de trois quarts, le dos bien droit. Ses yeux sont plissés au point que j’ai du mal à savoir si c’est un marqueur d’excitation, de joie ou de surprise. Peut-être les trois à la fois. Regardons sa tête. Elle est légèrement penchée, le sommet du crâne pesant du côté opposé au bras qui est en train d’être piqué. La seringue doit entrer dans le cadre, sinon la photo n’a plus d’intérêt. Sur les autres selfies de vaccin dont Instagram regorge, le bras qui tient le téléphone est parfois suffisamment grand pour que l’on voie, en entier, le corps de l’infirmière qui vaccine. Je l’imagine rire. J’en vois une qui pose le pouce en l’air. Je me demande ce qu’elle ressent face à ce patient obnubilé par l’objectif de son smartphone. Après l’avoir trouvé absurde, ce selfie, j’ai décidé qu’il était émouvant. Je me suis replongé dans cet article d’André Gunthert, chercheur en histoire visuelle à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), dans lequel il expliquait qu’on n’avait « rien compris au selfie ». Selon lui, ce n’est pas un simple autoportrait, c’est surtout une inscription de soi dans le temps et l’espace qui est « une réinterprétation du réel ». A partir de là, le selfie peut avoir plusieurs fonctions : fournir des indications du contexte dans lequel on se prend en photo, obtenir une validation de la part de son audience. J’entends que le selfie permet de digérer le réel. C’est là que j’ai trouvé ça beau. Quand le chercheur s’est mis à parler des gens qui se prennent en photos devant la Joconde : « La Joconde devient soudain leur Joconde. Cette image leur est précieuse. Ils vont la garder, la montrer à leurs amis, en disant : “Regardez, j’ai vu la Joconde, en voici la preuve”. » En fait, le selfie de vaccin est un selfie de soulagement, peut-être une manière de se dire à soi, avant de dire aux autres, qu’il y a bel et bien de la lumière au bout du tunnel. |