Il paraît qu’une statue, ça ne se déboulonne pas. Peut-être. Mais enfin, savoir ce qu’il y a derrière les bustes et les patronymes qui ont constitué le décor de notre enfance, tout de même, c’est intéressant. Prenez Colbert, auquel nous ne nous étions jamais vraiment intéressés, jusqu’à ce que Jean-Marc Ayrault propose de débaptiser la salle qui porte son nom à l’Assemblée nationale. La réalisation
du Hors-Série de « l’Obs » sur « la France esclavagiste » nous l’a fait redécouvrir, ce bon vieux Colbert,
en nous plongeant dans l’histoire fiscale du XVIIe siècle. Et là, on en a appris de belles.
Colbert : que savons-nous de lui, nous qui sommes allés à l’école avant les années 2000 ? En gros, que sous Louis XIV, il fut ce premier ministre efficace et travailleur notamment grâce à sa « politique mercantiliste ». Mercantiliste ? Il est tout de même étonnant qu’en 2021, un manuel moderne de Seconde Générale (
on a pris, au hasard, celui édité par Belin) utilise cette expression sans éprouver le besoin d’en donner le contenu : le mercantilisme, c’est le commerce, mais le commerce de quoi ? Eh bien, notamment le commerce d’esclaves, ainsi que des denrées coloniales produites dans les colonies françaises par les esclaves et leurs descendants. Car, l’esclavage, c’est ce que nous avons compris en réalisant ce Hors-Série, a été pendant deux cents ans
une affaire d’Etat et une politique d’Etat.
Disons-le tout net : en préparant ce numéro, nous avons fait des découvertes stupéfiantes, au point qu’à plusieurs reprises, comme on dit, les bras nous en sont tombés. Stupéfaction d’apprendre que la France
a transporté plus d’1,5 millions d’esclaves achetés sur les côtes africaines (dont 550 000 pour les seuls armateurs de cette bonne ville de Nantes). Auxquels il faut ajouter les 2 millions qui sont nés et ont vécu en esclaves dans ces mêmes colonies françaises. Sidération de découvrir, grâce à l’historien François Régent, que l’Etat délivrait un bonus fiscal de 10 livres par esclave transporté (un peu comme on fait aujourd’hui un abattement pour une isolation thermique). Effroi de savoir, en lisant l’entretien de sa collègue, Myriam Cottias, que, lorsqu’un esclave s’évadait, le propriétaire recevait une compensation de l’Etat. Vertige quand une autre historienne, Aurélia Michel,
raconte comment c’est pour justifier leur violence à leurs propres yeux que les colons ont peu à peu forgé l’idée d’une race inférieure que l’on pouvait dominer sans remords. Épouvante de reconstituer, grâce
aux travaux de l’économiste Thomas Piketty, les débats du Parlement français en 1848 qui, en même temps qu’il votait l’abolition, décidait de procéder à l’indemnisation non des esclaves, mais… des propriétaires ! Effarement de lire que, la même année, le gouverneur de la Martinique expliqua aux Noirs, nouveaux citoyens de la République, qu’il leur recommandait « l’oubli ».
Oui, oublier. Passer l’éponge, effacer l’addition, faire comme si. Plus qu’un déni, une dénégation : « Je sais bien, mais quand même », disait le psychanalyste. Je sais bien que l’esclavage a eu lieu, mais quand même, ce n’est pas si grave, c’est ancien, on ne va pas revenir sur le passé, n’est-ce pas. Ancien ? Pour que la France ne cherche pas à rétablir de force ses maîtres esclavagistes, Haïti a dû s’acquitter en 1825 d’une indemnisation si élevée qu’elle en a payé les derniers arriérés… dans les années 1950. A l’évidence, certains ont eu la mémoire longue, dans cette histoire.
Il n’est pas si fréquent, dans une vie de journaliste, d’avoir le sentiment, en approfondissant un sujet, de vivre une expérience. C’est ce que nous avons ressenti, pendant ces mois d’enquête où nous avons vécu immergés dans le passé, entre 1685, date de promulgation du Code noir et 1848, l’abolition de l’esclavage. Nous avons tenté de reconstituer les bribes de vies des invisibles, ces esclaves à qui on avait dérobé le nom. Quelle émotion, quel vertige face à ces archives, ces minutes de procès, où resurgissait soudain la voix de Lucas, à qui on avait coupé le jarret plusieurs fois, pour marronnages ou de Marguerite dont la fille a été tuée, rouée de coups par le planteur. Quel choc de découvrir
le registre de la plantation où vécut Toussaint Louverture quand il était encore esclave, avec sa rubrique
« nègres hors-service ». Nous nous sommes alors rendu compte que nous connaissions mieux la vie d’Harriet Tubman, l’esclave américaine qui libéra les siens, dont le visage sera désormais sur les billets de 20 dollars et héroïne d’un biopic Hollywoodien, que
celle de Toussaint Louverture ou de
Jean-Baptiste Belley, premier député noir de la Convention représentant Saint Domingue, qui deviendra Haïti, une fois libérée. Pourquoi, alors que c’est notre histoire ?
En réalisant ce Hors-Série, nous avons eu honte : vraiment, notre pays a fait ça ? vraiment, nous n’en savions rien ? vraiment, on ne nous a rien appris ? Aujourd’hui, des associations de descendants d’esclaves se battent pour rompre le silence, dévoiler ce passé qui pèse sur eux comme un fantôme. Past is never past, disait Faulkner. Alors faut-il les déboulonner, ces statues impavides qui racontent notre passé colonial et esclavagiste ? Peut-être pas. Mais les passer au rayon X, plutôt que de les laisser, muettes et triomphantes sur leur piédestal, certainement. Et aussi mettre en avant toutes ces figures que nous avons effacées de notre mémoire collective. Du chevalier de Saint Georges à Paulette Nardal, théoricienne de la négritude. En 1942, les nazis avaient détruit la statue du Général Dumas, père d’Alexandre, né esclave à Haïti. En 2021, la ville de Paris a décidé de la reconstruire. Il était temps.