Récemment, une collègue m’a raconté qu’elle et son mari s’étaient retrouvés tous les deux à la maison pour le week-end, leurs trois (grands) enfants étant partis jusqu’au dimanche soir. « Ça va être bien d’être tranquilles, lui a dit son mari. On va en profiter. » Avant d’ajouter : « Mais tu sais, un jour, ils partiront pour de bon », avec une pointe de vague à l’âme dans la voix. Ma collègue et son mari ont déjà eu du rab, si l’on compare à la moyenne des Français : leurs enfants ont 30, 27 et 24 ans. Celui du milieu est parti faire ses études dans une autre ville, mais les deux autres sont à la maison (avec un premier départ, puis un retour pour l’aînée). En France, les enfants quittent le foyer familial à 23,6 ans en moyenne, selon les données 2021 d’Eurostat. C’est tôt, comparativement à la moyenne des pays de l’Union européenne (26,5 ans). Très tôt par rapport au Portugal (33,6 ans). Très tard par rapport à la Suède (19 ans). Moi qui venais de déposer mes enfants de 7, 5 et 3 ans chez leurs grands-parents pour une semaine, en prenant bien soin d’emmagasiner l’odeur aigre de leurs doudous, et de renifler abondamment les cheveux du dernier, je me suis soudain projetée quinze ou vingt ans plus tard : quand ils partiront pour de bon, est-ce que j’aurai encore envie de les renifler ? « Oui, m’a dit ma collègue. Mais on apprend à ne plus le faire. Hier, mon dernier était en caleçon sur le canapé. Je l’ai juste regardé, comme ça, et ça a suffi. Le manque charnel, celui des câlins de la petite enfance, passe un peu avec le temps. Mais il serait faux de dire que ça disparaît. Quand j’ai retrouvé mon fils sur le quai de la gare, après deux mois d’absence, je l’ai pris dans mes bras, et nous nous sommes fait un gros câlin. C’était si bien. » Il y a eu les Tanguy, cette soi-disant génération d’enfants sparadraps, qui ne décollaient plus du canapé parental ; il y a le syndrome du nid vide, cette phase de tristesse, voire de dépression, qui survient au départ des enfants. La réalité se trouve souvent dans un entre-deux, une zone grise de sentiments mélangés. Ma collègue sait bien, par exemple, que lorsque son aînée partira, elle sera heureuse pour elle. « Elle est prête », dit-elle (même si l’immobilier parisien et le marché du travail semblent moins affirmatifs). Cela n’empêche en rien d’éprouver une appréhension à l’idée de mettre la table pour deux, et non plus pour cinq ; d’avoir des chambres vides et un silence pesant. Et cela n’empêche en rien de se réjouir d’une vie retrouvée, que l’on soit seul ou à deux. Dans Mon bébé (2019), la réalisatrice Lisa Azuelos raconte les derniers mois de cohabitation entre une mère divorcée et sa fille, la « petite dernière » qui passe son bac. Les deux aînés sont déjà partis mais très présents autour de cette femme, merveilleusement incarnée par Sandrine Kiberlain. Elle se met à filmer sa fille sans relâche, sa première clope du matin, son bazar dans le salon. Et s’effondre en larmes lorsqu’elle perd, avec son smartphone, ces reliques numériques. Toutes les critiques que l’on a adressées à ce film me paraissent justifiées ; c’est un peu convenu, et dans un entre-soi bourgeois (« “Gilets jaunes”, s’abstenir ! », avait écrit L’Obs). Et pourtant, j’ai pleuré comme une Madeleine, lorsque se superposent aux images de ces jeunes adultes celles de leur petite enfance. Quand Jade s’éclipse avec son amoureux dans le couloir qui mène à sa chambre, sa mère la revoit, doudou à la main, le long de ce même couloir. Quand la maman étreint ses trois colosses, elle se remémore un câlin à quatre sur son lit. Comment ferai-je ?, me suis-je demandé en reniflant. Comment supporterai-je de voir disparaître ce quotidien survitaminé, où l’on rit pour tout et rien, où je suis réveillée par le bruit de la tétine qui tombe du lit ? Evidemment, la question est biaisée, parce qu’ils ne partiront pas demain ; j’aurai le temps d’être exaspérée par leur adolescence, d’apprivoiser un détachement progressif. « La parentalité s’achève peut-être un jour, écrit la psychologue Béatrice Copper-Royer dans Le jour où les enfants s’en vont (Albin Michel, 2012). Et cette découverte est, pour beaucoup de parents, un véritable coup de massue. Oui, il est possible de se sentir devenir, au fil du temps qui passe, un peu moins parents. » Une chose est certaine, cependant : ce jour-là, je ne serai plus toute jeune. J’ai eu mes enfants tard, à 33, 36 et 37 ans (je ne suis pas la seule : l’âge moyen de la mère à l’accouchement en France est de 31 ans en 2022, contre 28,8 ans en 1994). Mon compagnon est un peu plus âgé que moi. Si notre fils quitte la maison à 20 ans, et que la vie nous garde réunis jusque-là, nous nous retrouverons les yeux dans les yeux, avec nos tempes grises, proches de la soixantaine. Comme me l’a glissé une autre collègue qui a le sens de la formule : « Nid vide + ménopause : c’est la double peine ! » Mathématiquement, c’est une situation qui se banalise. Le recul de l’âge de ce départ-là ne met pas tout le monde dans la rue ; pourtant, il transforme profondément nos vies. Je suis prise de vertige quand je pense que mes beaux-parents, par exemple, ont vu partir leur dernier enfant (mon compagnon) alors qu’ils avaient 44 et 48 ans − presque notre âge actuel ! Je me souviens d’avoir regardé comme une extraterrestre une de mes amies lorsqu’elle m’avait dit, il y a une dizaine d’années, que si son compagnon et elle avaient voulu des enfants tôt, c’était entre autres parce qu’ils voulaient se retrouver à deux encore jeunes. Le pari me semblait hasardeux, et c’était un peu comme se rencarder sur Info Retraite à 25 ans. Au fil des ans, cela m’a semblé moins saugrenu, et assez malin. Aujourd’hui, je me dis qu’au train où vont les choses, si notre petit dernier s’attarde un peu sur notre canapé, il partira peut-être au moment exact où nous pourrons prendre notre retraite et solder notre emprunt immobilier. Liberté (et rhumatismes), nous voilà ! Ecrivez-moi vos réflexions, vos questions sur parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine ! |